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AIMER APRÈS LA MORT.

châtiment des Morisques, nation vile et méprisable s’il en fut… Seigneur don Juan, repris-je à mon tour, lorsque l’Espagne tombée au pouvoir des Mores se trouva chez elle-même captive, il y eut des chrétiens qui demeurèrent parmi les vainqueurs, et qu’à cause de cela l’on nomme aujourd’hui Mozarabes. Ils n’en rougissent point, ils n’en sauraient rougir ; car souvent il n’y a pas moins de courage à supporter la mauvaise fortune qu’à la surmonter. Et quant à l’imputation d’être une race méprisable et vile, les chevaliers mores devinrent, ce me semble, les égaux des chevaliers chrétiens le jour où, lavés par l’eau du baptême, ils se donnèrent à la foi catholique, surtout ceux qui, comme moi, comptent tant de rois parmi leurs ancêtres. — La belle chose ! dit-il ; des rois mores ! — Eh quoi ! répliquai-je, le sang des Valors, des Zegries, des Vénégas, pour être more, en est-il moins royal ? — Bref, la dispute s’échauffa et devint bientôt générale ; mais ce fut seulement un échange de paroles, car il nous est défendu d’entrer au conseil avec nos épées… Ah ! malheur, malheur à nous, d’avoir été obligés de nous disputer avec la langue au lieu de nous battre avec l’épée ! car la langue est la plus dangereuse des armes, et une blessure se guérit mieux qu’une parole… Il faut sans doute qu’il m’en soit échappé quelqu’une qui l’ait vivement offensé… car, comment vous dire cela ? je frémis seulement d’y penser.. il m’arracha le bâton que je tenais à la main, et avec ce bâton… Mais il suffit, je me tais. Il est des choses trop pénibles à dire… Amis, cet outrage que j’ai reçu lorsque je vous défendais, lorsque je voulais vous protéger, cet outrage, il vous a tous atteints comme moi. Et puisque je n’ai point de fils qui lave l’affront fait à mes cheveux blancs, puisque je n’ai qu’une fille, consolation bien douce à ma vieillesse mais inutile à ma vengeance, vaillans Mores, noble reste des conquérans de l’Espagne, c’est à vous que je m’adresse. Songez-y, les chrétiens veulent faire de vous des esclaves. Osez leur résister. L’Alpujarra, cette chaîne de montagnes qui élève jusqu’au ciel sa cîme orgueilleuse ; l’Alpujarra toute couverte de villes et de nombreux habitans, et dont les châteaux forts, Galère, Berja et Gavie, semblent autant de vaisseaux immobiles sur un océan argenté[1] ; l’Alpujarra est à vous tout entière : retirons-nous dans ses vallées en emportant des munitions et des armes. Choisissez un chef dans la race illustre de vos Aben-Huméyas, dont il reste plusieurs en Castille, et, d’esclaves que vous êtes, redevenez seigneurs. Pour moi, quoi qu’il m’en coûte de raconter ma honte, je m’efforcerai de persuader à tous que ce serait une bassesse, une infamie, de vous laisser tous offenser dans mon offense, et de ne pas vous venger tous avec moi.

cadi.

Pour l’entreprise que tu médites, j’offre toutes mes richesses.

  1. Calderon joue en quelque sorte sur le sens que présente le nom de chacune de ces villes : galera (galère), gabia (hune, gabier), verja (vergue).