Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome II.djvu/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
219
NOTICE.

de tels soldats. Et pour que vous me serviez plus volontiers, je garde votre portrait je veux dire celui de votre dame, et je le ferai encadrer pour qu’il ne se gâte pas. » Tuzani lui répondit : « Je sais bien, Mars de notre âge, que tu seras désormais le maître de ma fortune, bonne ou mauvaise ; mais il me semble que je perds ma dame une seconde fois. Je te servirai en bon et loyal soldat, si la perte de cette peinture ne précipite pas ma mort. » Don Lope, qui savait ce que c’est que d’avoir une folie en tête, craignit que la perte de ce portrait ne causât à ce soldat une mélancolie funeste. « Tenez, dit-il à Tuzani, gardez votre consolation et restez près de moi : je suis sûr d’avoir en vous un vaillant ami. »

Depuis lors Tuzani prit le nom de Fernand de Figueroa, et ne quitta plus don Lope : il était avec lui à la bataille de Lépante et à l’assaut de Maestricht, etc., etc.

Nous laissons au lecteur à juger de la fidélité avec laquelle Calderon a suivi l’histoire, soit pour le fait général de l’insurrection, soit pour l’aventure de Tuzani. Une seule observation.

Pour les anachronismes que présente cette pièce, il en est quelques-uns, et ce ne sont pas les moins considérables, que je croirais volontiers le résultat d’un calcul. Ainsi, par exemple, il y est question à plusieurs reprises de la victoire de Lépante ; or Calderon, qui avait étudié à fond cette époque, ne pouvait pas ignorer que la bataille de Lépante ne fut livrée que dans l’année qui suivit l’entière pacification de l’Alpuiarra. Pourquoi donc aurait-il prémédité une erreur de ce genre ? Ne serait-ce pas qu’en donnant une si grande gloire au chef de l’armée espagnole, il voulait faire entrevoir aux spectateurs l’issue probable de la guerre, la défaite et la soumission des Morisques ?

Du point de vue de l’art, ce drame, d’ailleurs plein d’intérêt, est loin, selon nous, d’être irréprochable. Il y a plusieurs caractères esquissés beaucoup trop légèrement ; les sentimens et le langage y manquent souvent de vérité ; enfin, malgré quelques détails assez plaisans, nous n’aimons pas beaucoup ce rôle d’Alcouzcouz, dont le comique consiste dans un jargon d’une syntaxe bizarre, et dans des mots estropiés ou mal prononcés.

Malgré ces défauts, Amar despues de la muerte n’en est pas moins une œuvre d’un rare mérite. Quelques-uns des caractères principaux sont admirablement tracés. Tuzani, plein de grandeur, de passion et de noblesse, est bien l’homme qui dut rester fidèle à l’objet aimé après l’avoir perdu. Garcès représente le soldat de ces temps-là, joueur, pillard, féroce, mais d’une bravoure à l’épreuve, et susceptible de quelques sentimens élevés. Enfin le lecteur retrouvera sans doute avec plaisir dans ce drame la figure originale de Lope de Figueroa, avec laquelle il a déjà probablement fait connaissance[1].

On remarquera aussi dans ce drame quelques scènes qui sont vraiment fort belles : celle où le vieux Malec vient demander vengeance aux Morisques, celle de l’Alhambra, où le corrégidor se met du parti de Mendoce contre Tuzani et don Fernand ; enfin la scène de la prison entre Tuzani et Garcès, si bien conduite et si remplie de terreur. Des conceptions de cette portée ne se trouvent que dans les ouvrages des grands maîtres.

Mais ce qui est plus beau encore que toutes ces belles choses, c’est la générosité avec laquelle Calderon, malgré son ardent patriotisme, fait porter sur les Mores l’intérêt de son drame. Et j’ajouterai à ce propos que les

  1. Voyez tome I, l’Alcade de Zalaméa.