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AIMER APRÈS LA MORT.

venge l’épée à la main. Défends-toi ; nous verrons si tu me tueras comme tu as tué mon épouse ; nous verrons si tu es habile à tuer les amans. »

À ces mots il dégaina son épée et attaqua le soldat avec violence. Celui-ci, quoique étonné, ne perdit pas courage ; il se montra brave comme un lion, et, chargcant à son tour Tuzani, ils combattirent vaillamment d’estoc et de taille. Mais le More était très-adroit sur l’escrime, et il blessa grièvement son adversaire en lui disant : « Reçois le prix de ta barbarie : c’est la belle Malélia qui t’envoie la mort. » Puis, s’éloignant sans retard, il se retira dans la montagne, d’où il ne rentrât que le soir à Andarax…

Tuzani ayant été trahi et livré à don Juan, demanda à ce prince pourquoi il le faisait arrêter. Bientôt, voyant qu’il était découvert, il ne voulut rien nier. « Je suis, dit-il, de Finis, village entre Cantoria et Purchena. Je suis cavalier more, et mon nom est Tuzani… J’ai pris cet habit pour tuer un misérable lequel, dans l’assaut de Galère, égorgea mon amante, qui était la plus belle personne du monde, tandis qu’il la pouvait faire prisonnière. Je jurai de le chercher et de lui donner la mort. Je l’ai cherché et je l’ai tué, il y a deux jours. Telle est la vérité. Que votre altesse fasse de moi ce qu’il lui plaira. Si je meurs, je serai content, parce que j’ai vengé ma dame, ce qui était mon seul désir. J’espère de la bonté de Dieu que je la verrai après ma mort, et qu’elle n’aura pas à se plaindre que je l’aie laissée sans vengeance. Je mourrai chrétien ; et je sais qu’elle était chrétienne également ; car nous étions d’accord que je l’enlèverais pour aller nous marier à Murcie, où nous aurions attendu la fin de la guerre ; et c’est pour cela qu’elle avait demandé à son frère de l’envoyer à Galère, sous prétexte de voir ses parentes. Le sort n’a pas voulu qu’il en fût ainsi, Galère s’est soulevée ; elle a été prise d’assaut, ma dame a été tuée ; je l’y ai trouvée morte ; je l’ai ensevelie avec larmes ; sur son tombeau j’ai écrit son amour et ma douleur ; j’ai juré de la venger, je l’ai vengée. Maintenant tu me fais arrêter : je mourrai content si je meurs par les ordres d’un prince aussi illustre. J’ai seulement à t’adresser une prière : garde le portrait de ma dame, afin qu’il ne tombe pas dans les mains de quelque misérable qui fût indigne de le toucher. Prends aussi ces trois bijoux ; ils paraissent de peu de valeur, mais ils lui ont appartenu, ils n’ont point de prix. » Ayant ainsi parlé sans changer de visage, il fléchit le genou et offrit au prince le portrait et les bijoux de Maléha.

Le prince, charmé de la valeur de Tuzani, du sang-froid avec lequel il avait raconté son histoire, et compatissant à sa mauvaise fortune, s’approcha, prit le vélin et les joyaux : en les remettant, Tuzani poussa un profond soupir, comme si en donnant ses gages il eût donné sa maîtresse elle-même, et son cœur avec elle. Don Juan regarda le portrait et fut émerveillé de la beauté de la Morisque, ainsi que les autres cavaliers, qui dirent tous devant le prince que Tuzani avait agi en brave soldat et en bon cavalier en vengeant la mort d’une si belle dame.

Don Lope, considérant la valeur de ce soldat, se leva, et après deux ou trois juremens, il dit au prince : « Le soldat s’est bien justifié, il n’y a pas de quoi le faire mourir, et si votre altesse le laisse libre et lui rend ses armes, je la prie de me le donner pour ma compagnie, car je jure Dieu que si quelqu’un me tuait ma maîtresse, je le tuerais et lui et tous ceux de son lignage. » Le prince, pour satisfaire don Lope et tous les autres chefs, ordonna de délivrer le More et de lui rendre ses armes.

« Allez, non ami, lui dit don Lope, allez à ma compagnie ; j’aime à y voir