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À OUTRAGE SECRET VENGEANCE SECRÈTE

manrique.

Il pourra se faire que j’y aille ; mais ce sera pour voir seulement, et seulement pour avoir par-devers moi de quoi conter. Quant à tuer, je ne veux pas enfreindre la loi dans laquelle je suis né et dans laquelle je vis. Car enfin cette loi ne dit pas : « Tu ne tueras ni Maure ni chrétien, » elle dit : « Tu ne tueras pas » en général ; et je m’y soumettrai fidèlement. Ce n’est pas à moi d’interpréter les commandemens de Dieu.

don lope.

Ma Léonor !

léonor.

Vous êtes bien long-temps sans me voir, mon cher seigneur. L’amour se plaint des instans que vous lui dérobez,

don lope.

Que vous êtes une vraie Castillane !… Trêve de vains complimens et de gracieuses flatteries. Nous autres Portugais, nous préférons au sentiment le langage de la raison, parce que celui qui aime comme il le dit, ôte du prix à sa manière de sentir. Si l’amour est aveugle chez vous, ma Léonor, il est muet chez moi.

manrique.

Et chez moi, enragé comme un démon.

don lope.

Il me semble, Manrique, que toujours, selon que je suis triste, toi tu es content et joyeux.

manrique.

Dites-moi, je vous prie, monseigneur, lequel vaut mieux de la tristesse ou de la joie ?

don lope.

La joie, cela est clair.

manrique.

Eh bien ! pourquoi voudriez-vous que je laisse le meilleur pour le pire ? Vous qui êtes triste, ce qui n’est pas bon, c’est vous qui devez changer et devenir joyeux. Il est bien plus raisonnable que vous passiez, vous, de la tristesse à la joie, que moi de la joie à la tristesse.

Il sort.
léonor.

Vous êtes triste, seigneur ? — Mon cœur a donc à se plaindre ou j’ai à me plaindre de mon cœur, puisqu’il ne partage pas votre chagrin ?

don lope.

Des devoirs que mes ancêtres m’ont transmis avec le sang, et auxquels m’obligent les lois divines et humaines, m’appellent et me troublent dans cette douce paix où je laisse reposer aujourd’hui mes lauriers héréditaires. Le fameux don Sébastien, notre roi, — que puisse t-il vivre de longs siècles a l’imitation du phénix — se