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JOURNÉE I, SCÈNE I.

m’inquiétait peu ; au contraire, favorisé comme je l’étais, le dédain qu’on lui témoignait me faisait mieux sentir mon bonheur. Un jour que le soleil s’était levé à l’orient encore plus beau que de coutume, Violante, — ainsi se nommait cette dame, — sortit de chez elle… Plût à Dieu que ce soleil eût été enseveli dans une nuit profonde, ou que Violante n’eût pas quitté sa maison ! mais il suffisait que j’eusse désiré que l’un ou l’autre ne sortît pas, pour qu’ils sortissent tous les deux !… Entourée de ses valets, elle se rendit vers le port, où l’arrivée d’un vaisseau avait attiré une foule nombreuse… Ce fut la cause de mes disgrâces… Nous étions, mon rival et moi, dans un attroupement composé de militaires et de nos amis communs, lorsqu’elle passa devant nous. Elle allait si gracieuse, que sa vue lui gagna tous les cœurs ; sa démarche légère enchanta et charma tous ceux qui la regardaient. Un capitaine dit : « Quelle belle femme ! » — À quoi don Manuel répondit : « Et le caractère est à l’avenant. — Est-ce qu’elle serait cruelle ? demanda l’autre. — Ce n’est pas pour cela que je le dis, répliqua-t-il ; mais parce qu’en sa qualité de belle elle a choisi le pire. » — Alors moi je dis : « Personne n’a obtenu ses faveurs, parce qu’il n’y a personne qui les mérite ; et s’il y a quelqu’un qui les mérite, c’est moi ! — Vous mentez ! dit-il… » — Je ne puis achever ; ma voix se trouble, ma langue se glace, un froid mortel parcourt mon corps et me saisit au cœur ; ma vive douleur se réveille qui me rappelle et me répète cette injure… Ô tyrannique préjugé !… Ô vile et méprisable loi du monde !… Pourquoi faut-il que quelques paroles insensées puissent souiller l’honneur le mieux acquis, — acquis à si grand’peine ? Pourquoi un seul mot jeté en l’air peut-il atteindre et détruire la réputation d’un homme honorable ?… Comment, puisque l’honneur est un diamant, un souffle peut-il le consumer ? Comment, lorsque son éclat est plus pur que celui du soleil, un souffle peut-il le ternir, de même que le soleil est terni par un nuage ?… Mais, entraîné par la passion, je m’écarte de mon récit ; pardonnez, j’y reviens. — À peine don Manuel eut-il prononcé ce démenti, que mon épée rapide passa du fourreau dans sa poitrine. On n’eut pas le temps de m’arrêter ; le châtiment suivit l’insulte comme la foudre suit le tonnerre. Il tomba à terre sanglant et mort. Moi aussitôt je me réfugiai dans une église qui avait été fondée en ce pays par des religieux de l’ordre de saint François. Comme le père de don Manuel était le gouverneur de la ville, je fus obligé de m’y cacher. Je demeurai trois jours, rempli de crainte et de terreur, enseveli vivant dans ce sépulcre. Au bout de ces trois jours, le capitaine du navire qui était venu à Goa et qui devait retourner à Lisbonne, ayant daigné m’offrir de me recevoir dans son vaisseau, je parvins à m’échapper à la faveur des ombres de la nuit. Je suis resté au fond de ce vaisseau tout le temps de la traversée… — Ah ! don Lope, pourquoi l’opinion publique note-t-elle d’infamie l’homme qui souffre