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JOURNÉE II, SCÈNE II.

se lève, écoutez ce qu’on épargne à avoir un habit tout fait. (Il parle jusqu’à la fin de la scène, en changeant de voix à chaque instant.) « Seigneur tailleur, combien faut-il d’aunes de drap pour moi ? — Sept et trois quarts. — Votre voisin Quiñones n’en demande que six et demie. — Eh bien ! qu’il s’en charge ! mais si ça va bien, je m’engage à m’arracher la barbe. — Combien de taffetas ? — Huit. — Ce sera assez de sept. — C’est impossible à moins de sept et demie. — Et de toile de Rouen ? — Quatre. — Oh ! non. — S’il en manque un doigt, il n’y aura pas moyen. — Et de la soie ? — Deux onces. — Et de la laine ? — Trente. — Et du boucassin pour les devans ? — Une demi-aune. — Et de l’Anjou ? — Pareillement. — Et des boutons ? — Trente douzaines. — Quoi ! trente douzaines ! — Eh ! mon Dieu ! il n’y aura qu’à les compter… Pour les rubans, les poches et le fil, je trouverai ce qu’il me faut à la maison… Permettez, s’il vous plaît, que je prenne mesure. Les pieds bien joints, la mine droite, le bras tendu. — En vérité, seigneur tailleur, on dirait que vous me voulez faire danser la danse des Matassins[1]. — Comme cette culotte aura de la grâce ! — Écoutez bien : le pourpoint large des épaules, tombant un peu sur le haut des bras, et bien arrondi de la ceinture. — Nous avions oublié la frise pour les basques. — Vous la fournirez ; j’aime mieux cela. — Ah ! vous avez oublié encore les entre-doublures. — Vous les prendrez sur ce vieux manteau. — Je vais les couper à l’instant. — Ah ça, quand m’apporterez-vous tout cela ? — Demain matin, à neuf heures précises. — Sans faute, au moins ! — Comptez sur moi. — C’est bien. » Nous voilà au lendemain, à une heure de l’après-midi, et, comme de raison, le tailleur n’est pas venu. « Oh ! que ce tailleur se fait attendre ! » L’on frappe ! c’est lui ! — « Seigneur tailleur, vous m’avez retenu tout le jour à la maison. — Je n’ai pas pu venir plus tôt. J’ai achevé des jupons de dessous pour une femme, qui avaient au moins cent lés. Je croyais que je n’en finirais plus… Ah ! seigneur cavalier, cet ouvrage est bien sec. — Trempez-le… Essayons… Cette culotte m’est étroite. — Ça n’y fait rien ; c’est du drap ; ça s’élargira. — Ce pourpoint m’est large. — Ça n’y fait rien ; c’est du drap ; ça se rétrécira. — À merveille ! il paraît que le drap s’élargit et se rétrécit à la volonté du tailleur… Ce manteau est court. — II descend plus bas que la jarretière, et on ne les porte pas longs aujourd’hui. — Combien vous dois-je ? — Eh ! pas grand’chose ; presque rien. — Voyons toujours. — Vingt pour la culotte ; vingt pour le pourpoint et les manches

  1. La danse des Matassins, en espagnol Matachines, était une danse bouffonne exécutée par des acteurs grotesquement masqués. Le Matassin, ou Mattaccino, appartient à la farce italienne comme Trivelin et Scaramouche. Nous ne connaissons pas de comédie espagnole où ce personnage joue un rôle. Molière a mis une danse de Matassins dans le ballet de M. de Pourceaugnac, et même ce sont eux que le poète a charges d’exécuter sur le héros de sa pièce cette ordonnance dont exécution était alors confiée aux garçons apothicaires.