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adouci ma tristesse, et charmé mon oreille et ma vue. Chaque fois que je te regarde, je t’admire davantage, et à mesure que je le regarde je désire davantage te regarder. Je ne comprends pas que mes yeux se fixent ainsi sur toi, car en te voyant je meurs d’envie de te voir[1]. Mais n’importe, laisse-moi te voir, et que je meure ! car si à te voir je ressens un tel effet, que ressentirais-je donc à ne te voir pas ? Ne serait-ce pas une douleur cruelle, une fureur, une rage pires que la mort ? car, après avoir vécu si malheureux, ne serait-ce pas horrible de mourir au moment du bonheur ?

rosaura.

Je te regarde avec effroi et t’écoute avec admiration, sans savoir ni ce que je puis te dire ni ce que je dois te demander… Je te dirai seulement que le ciel m’a conduit aujourd’hui en ces lieux afin sans doute que je fusse un peu consolé, si toutefois c’est pour un malheureux une consolation que de voir un homme plus malheureux encore… On raconte d’un certain sage, qui était si pauvre qu’il n’avait pour toute nourriture que les herbes qu’il pouvait cueillir, qu’un jour, comme il disait à part soi, « est-il un homme plus pauvre et plus misérable ? » et comme, là-dessus, il avait regardé en arrière, il eut réponse à sa question ; car il aperçut un autre sage qui ramassait soigneusement les feuilles qu’il jetait[2]. Moi, de même, j’allais par le monde me plaignant de la fortune, et tandis que je disais à part moi, « est-il un mortel plus maltraité du sort ? » toi, plein de pitié, tu m’as répondu ; car ma conscience me dit que tu ramasserais mes peines pour en faire ton allégresse. Si donc, par hasard, mes chagrins peuvent être pour toi un soulagement, une consolation, veuille en écouter le récit, et prends-en ce que j’en aurai de trop. Pour commencer…

clotaldo, du dehors.

Gardes de cette tour qui, soit paresse, soit lâcheté, avez laissé pénétrer deux personnes dans la prison…

rosaura.

J’éprouve une nouvelle inquiétude.

sigismond.

C’est Clotaldo, mon gardien. Ai-je à redouter de nouvelles disgrâces ?

clotaldo, du dehors.

Avancez, accourez sans retard, et, sans qu’elles puissent se défendre, arrêtez-les ou tuez-les.

tous, du dehors.

Trahison ! trahison !

  1. Ojos hidrópicos creo
    que mis ojos deben ser, etc, etc

    Mot a mot : Mes yeux, je crois doivent être hydropiques ; car etc., etc.

  2. Je soupçonne que ce philosophe est le même que le précédent.