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JOURNÉE I, SCÈNE I.

oreille : Voilà la fille du gouverneur. À l’église il y avait du bruit lorsque j’entrais ; quand j’en sortais, j’étais pressée, entourée par la foule comme un objet curieux ; je ne faisais point un pas que ce ne fût au milieu d’un public qui m’observait, m’épiait et me montrait au doigt pour ainsi dire ; si je pleurais, si je riais, il était question sur la place de mon sourire et de mes larmes. Quel ennui !… À la fin, fatiguée de cet empressement, car on se fatigue même de ce qui a d’abord flatté la vanité, désirant de m’affranchir de cette surveillance perpétuelle et d’être à moi davantage, je commençai d’aller me promener, avec mes suivantes, à ces jardins qui sont hors de la ville. Là, à l’abri d’une mante, je pouvais causer avec elles et tout voir en liberté. Un jour que nous nous promenions sur le bord de la mer, j’aperçus mon père qui venait ; troublée, je pris la fuite et me réfugiai dans une maison de plaisance qui était proche. Là je trouvai un cavalier qui, me voyant effrayée, et s’imaginant sans doute qu’il y avait plus de mal qu’il n’y en avait réellement, m’offrit aussitôt sa protection et se disposa à me défendre. Reconnaissante de sa conduite, je le rassurai sur mon péril, m’entretins avec lui, et après quelques minutes, je vis qu’il avait non seulement du courage, mais les manières les plus gracieuses et un esprit plein de charme. Je ne te parle pas de sa noblesse : quand on dit d’un homme qu’il est brave et courtois, c’est assez dire qu’il est noble… Il me demanda qui j’étais ; à cela je répondis que s’il tenait à ce que je vinsse le voir quelquefois le soir au même endroit, j’irais, en mettant pour condition qu’il ne saurait pas qui j’étais, qu’il n’essayerait pas de me suivre, qu’il ne me prierait pas de me montrer à lui à visage découvert et ne me demanderait pas mon nom ; il y consentit, en me jurant une discrétion sans bornes. Depuis, te l’avouerai-je ? je suis retournée le voir quelquefois vers la nuit… Il ne sort pas de cette maison de plaisance… S’il y est prisonnier ou s’il y est caché, je l’ignore ; tout ce que je sais de lui, c’est qu’il s’appelle Fabio. — Et maintenant, pour finir, Celia, moi qui ne cherchais dans ces rendez-vous qu’une innocente distraction, je me trouve au fond du cœur, pour ce cavalier, un sentiment nouveau, étrange. Ce n’est pas de l’amour sans doute, oh ! non, ce n’est pas de l’amour ; mais que ce soit de l’amour ou non, je te préviens, Celia, que tous les sermons de mon père n’obtiendront pas de moi que je cesse d’aller voir ce cavalier.

celia.

Cette folie ne m’annonce rien de bon. Oubliez-vous donc, madame, que les accords de votre mariage sont signés ? que le seigneur votre père attend ici d’un moment à l’autre votre époux ? et ne savez-vous pas qu’hier même il a commandé qu’on préparât, pour l’y recevoir, l’appartement du rez-de-chaussée dont une porte communique avec le vôtre ?… Cette hospitalité gênera un peu vos amours.