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L’ALCADE DE ZALAMÉA.

après tous ces malheurs, confuse, honteuse, désolée, j’ai couru à travers la forêt, en tous sens, au hasard et sans guide, jusqu’à ce que j’aie pu me prosterner à vos pieds. Maintenant que je vous ai conté mes disgrâces, prenez votre épée, mon père, punissez-moi, frappez-moi ; et si ce n’est pas assez de ce fer pour me donner la mort, enlacez mon cou dans ces liens que je détache en ce moment. Vous avez devant vous votre fille, votre fille déshonorée, tuez-la ; et l’on dira de vous que, pour ressusciter votre honneur, vous avez tué votre fille !

crespo.

Lève-toi, Isabelle, lève-toi ; ne reste pas plus long-temps à genoux… Sans ces événemens douloureux qui viennent parfois nous éprouver d’une manière si cruelle, nous ne connaîtrions pas le chagrin, et nous ne saurions pas le prix du bonheur… Ces malheurs sont le partage des mortels ; il faut les accepter avec courage et les imprimer fortement dans son cœur. Allons, Isabelle, retournons vite à la maison, car ton frère est en danger, et nous aurons beaucoup à faire pour le rejoindre et le sauver.

isabelle, à part.

Ô fortune ! que médite mon père ?… Est-ce de sa part prudence ou dissimulation ?

crespo.

Marchons, ma fille ; car, vive Dieu ! si le besoin de se faire panser a forcé le capitaine à rentrer au village, il vaudrait mieux pour lui, j’imagine, mourir de cette blessure que de toutes celles que je lui réserve. Je ne serai content que lorsque je l’aurai tué de ma main. Allons, ma fille, allons à la maison.


Entre LE GREFFIER.
le greffier.

Seigneur Pedro Crespo, je viens vous apporter une bonne nouvelle et mon compliment.

crespo.

Votre compliment !… et sur quoi, greffier ?

le greffier.

Le conseil vous a nommé alcade[1], et, en entrant en charge, vous avez pour étrennes deux grandes affaires. La première, c’est la venue du roi, qui, dit-on, arrive aujourd’hui ou demain ; l’autre, c’est que des soldats viennent de porter secrètement au village, pour le faire soigner, ce capitaine qui était ici hier avec sa compagnie. Il est blessé et ne veut pas dire par qui, mais si l’on peut découvrir cela, ce sera une grande affaire.

  1. Dans l’ancienne constitution municipale de l’Espagne, l’Alcade (Alcalde) était à la fois maire, juge de paix, juge de première instance au civil et au criminel, etc. Cette dignité était conférée par l’élection libre du conseil de la commune.