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LA DÉVOTION À LA CROIX.

absolument traverser un village où je craignais d’être vue, je l’ai tué avec ce même couteau. — J’ai passé trois jours et trois nuits dans ce désert, n’ayant pour toute nourriture que des herbes sauvages, et pour lit que les durs rochers. — Je suis arrivée à une pauvre cabane dont l’humble toit semblait promettre le repos à mon agitation ; j’ai trouvé là un berger et sa femme qui m’ont donné une hospitalité généreuse ; et cependant, voulant empêcher qu’ils ne pussent dire m’avoir vue, j’ai tué dans la montagne le berger qui m’avait accompagnée pour m’indiquer mon chemin, et puis, revenant sur mes pas, j’ai aussi tué sa femme. — Enfin ayant réfléchi que mon vêtement seul devait me dénoncer, et ayant résolu d’en changer, après diverses aventures, j’ai pu prendre les habits et les armes d’un chasseur que pendant son sommeil j’avais fait passer de vie à trépas… Voilà comme je suis venue jusqu’ici, surmontant tous les obstacles, bravant tous les périls, commettant tous les crimes.

eusebio.

Je te regarde avec crainte, et je t’écoute avec épouvante. Julia ! ce n’est point par mépris que je renonce à toi, c’est par respect pour le ciel qui me menace. Retourne à ton couvent ; car cette croix que tu portes m’inspire une sainte terreur. — Mais quel est ce bruit ?

Entrent les Brigands.
ricardo.

Capitaine, préparez-vous à vous défendre ; car le seigneur Curcio et sa troupe se sont mis en campagne pour vous prendre, et les voilà qui entrent dans la montagne. De tous les villages voisins tout le monde a voulu marcher contre vous, vieillards, femmes, enfans ; et lui, pour venger son fils, il a juré qu’il vous punirait pour tous ceux que vous avez fait périr, et qu’il vous conduirait à Sena mort ou vif.

eusebio.

Julia, nous parlerons plus tard. Couvrez-vous le visage, et venez avec moi, si vous ne voulez pas tomber au pouvoir de votre père, qui est votre ennemi. (Aux brigands.) Soldats, c’est en ce jour qu’il faut déployer tout votre courage. Qu’aucun de vous ne faiblisse. Songez que nous avons affaire à des hommes qui ont juré notre perte, et que si nous ne mourons pas sur le champ de bataille, ils nous emmèneront dans leurs prisons, déshonorés et réservés à un affreux supplice. Qui donc ne combattrait pas vaillamment pour la vie et pour l’honneur ?… Et afin qu’ils ne pensent pas que nous les craignons, marchons à leur rencontre ; car toujours la fortune est du parti de l’audace[1].

  1. Que siempre esta la fortuna
    De parte del atrevido.

    Il est impossible de ne pas voir là une imitation de la sentence de Virgile :

    Audaces fortuna juvas