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JOURNÉE II, SCÈNE I.

gil.

N’avez-vous pas entendu ?… Allons évacuer[1].

Octavio, Gil, Menga et les paysans sortent.
curcio.

À quel homme n’est-il pas arrivé, quand son cœur était plein de chagrins qu’il ne pouvait pas confier à un autre, de s’entretenir seul avec lui-même ?… Et moi aussi, que tant de chagrins accablent à la fois, j’éprouve une sorte de consolation à me voir seul à seul, dans ce lieu désert, avec mes pensées et mes souvenirs… Je ne voudrais pas même avoir pour témoins de cette conversation solitaire ni les oiseaux, ni les fontaines ; car enfin les fontaines murmurent, et les oiseaux ont leur langage. Il me suffit d’avoir pour compagnie ces saules rustiques dont le triste aspect est si bien en harmonie avec l’état de mon âme, et qui ne peuvent me trahir… Cette montagne fut le théâtre de l’événement le plus étrange, le plus prodigieux dont la jalousie ait jamais été cause. Quel est l’homme, dans quelque rang que ce soit, qui n’a jamais ressenti l’aiguillon de la jalousie ? et quel est celui que la vérité a pu convaincre et délivrer de ces soupçons jaloux ?… C’est ici qu’un jour je vins avec Rosmira… À ce seul souvenir toute mon âme est émue, et je n’ai plus de voix… Et cela est facile à comprendre ; car il me semble qu’ici autour de moi, ces arbres, ces rochers, ces fleurs, en un mot, tout ce qui m’environne, se lèvent contre moi et me reprochent une action si infâme !… Je tirai mon épée… Mais elle, sans se troubler, sans pâlir, car en semblable circonstance l’innocence n’a pas peur : « Mon ami, dit-elle, modérez-vous. Je ne veux point vous empêcher de me donner la mort si tel est votre bon plaisir, car vous pouvez disposer de moi à votre gré ; mais avant de me faire mourir, daignez me dire pour quel motif vous me tuez. » Et moi, je lui répondis : « Ce n’est pas moi, malheureuse, qui vous tue, c’est l’enfant que vous portez dans votre sein ; c’est cet enfant conçu dans le crime, qui vous tue. Mais vous ne le verrez pas. Je serai votre bourreau à tous deux. » — « Hélas ! reprit-elle, si vous me croyez coupable, vous êtes en droit de me tuer. Mais je n’ai jamais manqué à mes devoirs… Non ! ajouta-t-elle en se jetant au pied de cette même croix que je vois en ce moment, non ! je ne vous ai jamais trahi, même en pensée ; j’en prends à témoin cette croix que j’embrasse et qui me protégera contre vous. » En entendant ces nobles paroles, en voyant son innocence qui resplendissait sur son visage, je me repentis de mon action et fus tenté de me jeter à ses pieds en la priant de me pardonner. Cependant, soit que je me fusse trop avancé pour reculer, soit qu’une aveugle fureur se fût de nouveau emparée de moi, soit enfin qu’une puissance supérieure me

  1. Octavio a dit despejad, sortez, évacuez ; et Gil le bouffon répète exprès de travers, despiojad, c’est-à-dire épouillez-vous, ôtez votre vermine. Nous avons tâché de reproduire cette plaisanterie tout espagnole par un équivalent du même goût.