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JOURNÉE I, SCÈNE I.

aucun ânon. Ta langue, je le sais, ne méritait pas une telle disgrâce, car jamais tu n’en fis mauvais usage ; et, toujours animée des meilleurs sentimens, quand tu ne pouvais pas achever ce qu’on te donnait à manger, tu l’abandonnais généreusement à une bourrique plus pauvre. (On entend du bruit au dehors.) Mais quel est ce bruit ?… Voilà deux hommes à cheval qui mettent pied à terre… ils attachent leurs chevaux… et se dirigent de ce côté. Pourquoi donc sont-ils si pâles et viennent-ils dans la campagne si matin ?… Il faut nécessairement qu’ils aiment à manger de la terre glaise, ou qu’ils aient quelque obstruction[1]. Et si c’étaient par hasard des brigands !… Cela ne m’étonnerait pas… mais qu’ils soient ce qu’ils voudront, je vais me cacher… car ils viennent, ils approchent, ils arrivent, ils entrent.

Il se cache.


Entrent LISARDO et EUSEBIO.
lisardo.

N’allons pas plus avant. Ce lieu solitaire et écarté du chemin est bon pour ce que je veux. Tirez votre épée, Eusebio ; c’est pour nous battre que je vous ai conduit ici.

eusebio.

Bien que ce ne soit plus le moment de nous expliquer, puisque nous voilà sur le terrain, cependant je voudrais savoir de vous quel motif vous anime ainsi. Dites, Lisardo, quel sujet de plainte vous ai-je donné ?

lisardo.

J’ai tant de raisons pour me plaindre de vous, que la voix me manque pour les dire, et que la patience fait défaut à ma douleur. Aussi, Eusebio, j’aurais voulu les taire ; j’aurais même voulu les oublier, parce que je crains, en les rappelant, de renouveler mon injure. (Il lui montre des lettres.) Connaissez-vous ces papiers ?

eusebio.

Jetez-les à terre, je les ramasserai.

lisardo.

Prenez. Qui vous arrête ? Qui vous trouble ?

eusebio.

Ah ! malheur, malheur mille fois à l’homme qui confie ses secrets au papier ! car c’est une pierre lancée dans les airs ; et si l’on sait qui la tire cette pierre, on ne sait pas où elle peut tomber.

lisardo.

Avez-vous reconnu ces papiers ?

  1. … Cosa es cierta
    Que comen barro, ó están
    Opilados.

    Cette sorte de goût dépravé qui porte à manger les choses même les plus nuisibles soit assez fréquemment en Espagne, surtout chez les jeunes filles qui passent à l’âge nubile. — Les promenades du matin étaient recommandées pour les obstructions.