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JOURNÉE III, SCÈNE I.

et voilà qu’un nuage a passé qui a terni la splendeur de mon épouse et l’éclat de ma loyauté. Je ne sais comment vous raconter ma peine : je suis si troublé, et surtout lorsque je pense que celui contre lequel j’implore la rigueur de votre justice est votre frère don Henri ; non pas, sire, que je souhaite du mal à un prince de votre sang, mais afin qu’il apprenne, sire, que je ne suis pas indifférent sur mon honneur. Grâce à ces précautions, j’espère que votre majesté rétablira mon honneur malade ; et si mon infortune voulait qu’elles fussent inutiles et que mon honneur fût en péril, je ne balancerais pas à recourir au dernier remède, je le laverais avec du sang. Ne vous troublez point, sire, je ne parle que du sang qui coule dans mes veines ; car votre frère don Henri, croyez-le, n’a rien à craindre de moi. Voici un témoin qui en dépose et vous rassure. (Il montre le poignard.) Ce poignard si brillant, c’est le sien ; il l’a laissé dans ma maison ; et par là vous voyez, sire, que je ne suis pas un mari si farouche, puisque l’infant m’a confié son poignard.

le roi.

C’est bien, don Gutierre ; jamais il n’a vécu un cavalier plus délicat et plus loyal. Votre langage révèle une noblesse rare, une fierté sans égale. Quoique vous ayez à vous plaindre du sort, vous pouvez vivre satisfait avec un tel honneur.

don gutierre.

Sire, de grâce, que votre majesté ne cherche pas à me donner des consolations là où je n’en ai aucun besoin, là où je ne saurais en recevoir. Vive Dieu ! j’ai une épouse si chaste et si honnête, si constante et si inébranlable dans sa foi, qu’elle laisse bien loin derrière elle et Lucrèce, et Porcia, et Thomiris. Ce sont seulement des précautions que je prends contre moi-même.

le roi.

Eh bien ! alors dites-moi, Gutierre, qu’est-ce donc que vous avez vu, qui vous ait engagé à prendre de pareilles précautions ?

don gutierre.

Je n’ai rien vu, sire ; car les hommes comme moi n’attendent pas de voir ; il suffit qu’ils imaginent, qu’ils soupçonnent… qu’ils aient une crainte, une idée… Je ne sais comment m’exprimer, il n’y a pas de mot dans notre langue pour rendre ce que je veux dire… Bref, je me suis adressé à votre majesté afin qu’elle prévienne ou détourne le mal, s’il est possible ; car, une fois arrivé, au lieu de demander un remède, je me chargerais de l’enseigner.

le roi.

Puisque vous vous appelez le médecin de votre honneur, dites-moi, don Gutierre, quels sont les remèdes que vous avez employés déjà ?

don gutierre.

Je n’ai point montré ma jalousie à ma femme, je ne lui ai témoigné qu’une tendresse plus empressée. Ainsi, par exemple, elle vivait à