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JOURNÉE II, SCÈNE III.

ment osé-je rappeler à mon souvenir tant d’ennuis qui m’accablent, tant de peines qui m’assiègent, tant d’outrages qui me tuent ! — Maintenant, mon honneur, vous permettrez qu’un infortuné pleure dans une aussi cruelle situation. — Pleurez, mes yeux, pleurez sans honte !… — Maintenant, mon honneur, maintenant il est temps de montrer que vous savez mener de front la valeur et la prudence. Cessons de nous plaindre, parce que l’on se distrait de ses peines en se plaignant, et que j’ai besoin d’examiner sincèrement et froidement ma position. Voyons ce qui en est. — Je ne veux pas m’abuser, grand Dieu ! non, je ne veux pas m’abuser ; mais peut-être mon imagination effarouchée s’est-elle forgé des chimères, des monstres que la réflexion dissipera. — Je suis arrivé la nuit à ma maison… Très-bien ! mais on m’a ouvert la porte aussitôt, et ma femme était calme et tranquille. — Il y avait un homme chez moi… Oui ! mais elle m’en a prévenu elle-même ; elle m’en a averti la première. — Le flambeau s’est éteint !… Oui ! mais cela arrive tous les jours… Il n’y a rien là de si extraordinaire, de si merveilleux, un flambeau qui s’éteint ! — J’ai trouvé un poignard dans une chambre !… Oui ! mais j’ai des amis qui peuvent avoir perdu chez moi un poignard depuis long-temps, des domestiques à qui ce poignard pourrait, à la rigueur, appartenir, qu’ils l’aient trouvé ou volé. — Mais ce poignard s’appareille avec l’épée de l’infant… Oui ! voilà ma douleur !… Et pourquoi encore ? Ce poignard n’a rien en soi de si précieux qui oblige à croire qu’il soit celui de l’infant de Castille. Ou le même ouvrier qui a fabriqué son épée peut avoir fabriqué deux poignards semblables… ou lui-même enfin peut avoir donné son poignard à quelqu’un ! — Eh bien ! allons plus loin. Supposons que ce poignard soit celui de l’infant, que l’infant soit venu dans ma maison, qu’il ait perdu cette arme dans la chambre de ma femme, le soir, la nuit !… Eh bien ! est-ce que Mencia est nécessairement coupable pour cela ?… est-ce que l’infant ne peut pas s’être introduit seul chez moi, ou avoir séduit quelque servante ?… — Oh ! que je me félicite d’avoir trouvé à tout une excuse ! Ainsi, finissons ces discours, puisque la conclusion en est sans cesse que ma femme est celle qu’elle est, et que moi je suis celui que je suis. Rien n’est capable d’altérer la pureté de son innocence ; un nuage passe devant le soleil, le soleil n’est point souillé pour cela. — Ô mon honneur ! j’ai beau me rassurer, vous êtes en péril ; chaque instant peut vous être funeste, à chaque instant vous risquez de périr. Il faut donc que je veille sur vous, mon honneur ! Et puisque dans les maladies graves les premiers accidens sont les plus dangereux, et qu’on y doit porter remède au plus tôt, voici ce que le médecin de son honneur dit et ordonne : — D’abord que l’on veillera sur la maison, de peur qu’une seconde fois la contagion n’y pénètre. — Ensuite, que l’on observera la diète du silence, pour qu’il n’y ait point de paroles d’impatience prononcées. — Ensuite, que l’on emploiera auprès de