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CHAPITRE PREMIER.

sous ce rapport, passer pour une des plus anciennes expressions de l’idée que les Buddhistes ont dû primitivement se faire d’un Kalpa. Ce texte nous donne sans aucun doute une notion plus frappante de l’immensité d’une pareille période, que l’invention des nombres, même les plus gigantesques, parce que ces nombres, visant comme ils font à une précision rigoureuse, s’arrêtent en dernière analyse à une limite que la pensée a toujours le droit de franchir. Le lecteur qui parcourra le troisième mémoire de Turnour sur les annales buddhiques conservées à Ceylan, et qui se placera au point de vue que j’indique, se convaincra que la précision en ce qui touche la détermination des Kalpas et des subdivisions qu’on y a introduites, ne commence qu’avec les commentateurs[1]. Quand le texte passe pour l’expression propre des idées personnelles de Çâkya, on n’y trouve rien autre chose que des termes très-généraux et même des expressions vagues. Au commencement du Sutta pâli intitulé Agganna, qui est un morceau classique sur les destructions et les rénovations de la terre, Çâkyamuni annonce en ces termes que le monde passe par des périodes successives de destruction et de renaissance : « Il y a une époque, ô fils de Vasistha, où à un certain jour, à un certain moment, au bout d’un temps très-long, ce monde est détruit[2]. » Les mots du texte sont dîghâssa addhanô atchtchâyêna, « au terme d’une longue voie, » ce qui exprime l’idée de la longueur du temps d’une manière générale. Il est en même temps très-aisé de comprendre comment la doctrine du Maître se développant et se régularisant entre les mains des disciples, a dû peu à peu se compléter par des combinaisons destinées à substituer une précision apparente à des assertions très-générales. Distinguer ce qui est primitif de ce qui s’est développé après coup, c’est là l’œuvre de la critique, œuvre délicate et qu’on ne peut espérer de voir achevée, si même elle peut l’être pour toutes les questions, que quand tous les matériaux auront été réunis et livrés aux savants, pour que chacun les examine et les discute suivant son point de vue particulier.

Plus innombrables que ce qui est sans nombre.] J’ai traduit un peu librement l’expression du texte asam̃khyêyâiḥ kalpâir asam̃khyêyatarâiḥ, par laquelle l’auteur a probablement voulu dire « des Kalpas incalculables, encore plus incalculables. » Mais j’avoue que je suis plus embarrassé de la leçon des deux manuscrits de M. Hodgson, asam̃khyêyâih kalpâir asam̃khyêyâir bharâiḥ. Je ne comprends pas le mot bharâiḥ, et je ne pourrais tirer un sens de ce passage qu’en supposant une erreur de copiste consistante dans la substitution d’un r à un v, de sorte qu’il faudrait lire bavâiḥ, et traduire, « des Kalpas incalculables, des existences incalculables. » Je ne propose cependant pas encore de substituer ce sens à celui que j’avais anciennement admis d’après le manuscrit de la Société asiatique, et que de nouveaux manuscrits ne m’ont pas fourni le moyen de modifier. Il est d’ailleurs possible que la leçon, des deux manuscrits de M. Hodgson ne soit elle-même qu’une faute de copiste occasionnée par la ressemblance qu’offrent dans l’écriture Randja les lettres t et bh, de sorte que asam̃khyêyâir bharâiḥ reviendrait à asam̃khyêyatarâiḥ.

  1. Examin. of Pâli Budd. Annals, dans Journ. as. Soc. of Bengal, t. VII, p. 690 et suiv.
  2. Aggañña sutta, dans Dîgh. nik. fol. 154 b.