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DU BUDDHISME INDIEN.

la crainte, la joie[1]. » La notion de désir et celle de passion me paraissent un peu trop restreintes ; je les crois bien implicitement contenues dans le terme de Sam̃skâra, mais sa valeur étymologique nous révèle une nuance que masque entièrement l’interprétation toute morale que je viens de citer. Primitivement Sam̃skâra signifie accomplissement, achèvement au propre, puis conception, appréhension au figuré. Les Sam̃skâras sont donc les choses quæ fingit animus, ce que l’esprit crée, fait, imagine (sam̃skârôti) ; ce sont, en un mot, les produits de la faculté qu’il a de concevoir, d’imaginer ; et si le mot Sam̃skâra était employé au singulier, je n’hésiterais pas à le traduire par imagination[2]. La forme du pluriel m’a décidé pour le sens de conception ; je l’ai remplacé par celui de concepts qui est sans doute un peu technique, mais qui évite la confusion qu’on eût pu faire en français des conceptions (Sam̃skâra) avec la conception (Upâdâna).

Le mot de concept, pris dans la signification très-étendue de produit de l’ima-

  1. Colebrooke, Misc. Ess., t. I, p. 394 et 396.
  2. Entre beaucoup de passages par lesquels je pourrais justifier le sens que j’attribue au terme de Sam̃skâra, je me contenterai d’en citer un, que j’emprunte à un livre très-respecté, le Lalita vistara, et dont la version tibétaine est entre les mains du public savant. Ce passage me donnera une occasion nouvelle d’appuyer par un exemple direct l’opinion générale que j’ai énoncée plus haut sur la valeur de ces versions. Après avoir annoncé qu’un jour viendrait où des Religieux infidèles refuseraient de croire à la naissance miraculeuse du Bôdhisattva, Çâkyamuni ajoute : Poçya Ananda kiyantam tê môhapuruchâ bahvapuṇyâbhisam̃skâram abhisam̃skarichyanti, yê buddhadharmân pratikchêpsyanti, lâbhasatkâraçlôkâbhibhûtâ, utchtchâralagnâh, lâbhasatkûrâbhibhûtâ itaradjâtiyâḥ ; ce qui doit signifier : « Vois, ô Ânanda, combien sont nombreuses les imaginations coupables auxquelles se livreront les hommes insensés qui rejetteront les lois du « Buddha ; ces hommes esclaves du gain, des honneurs et de la renommée, plongés dans la fange, vaincus par le gain et l’amour des respects, et naturellement grossiers. » (Lalita vist., f. 51 b.) La version tibétaine a fourni à M. Foucaux la traduction suivante : « Ces hommes obscurcis se joueront dans des stances de perfections acquises et dignes de respect ; livrés à l’impureté, foulant aux pieds ce qui est vénérable, voyez-les, ces hommes de basse condition, rejetant la doctrine de Sang-gyas et s’abandonnant ouvertement et sans réserve aux imaginations sans nombre qu’enfante le vice. » (Foucaux, Spécimen du Gya tcher rol pa, p. 24, et du texte tibét., p. 32 et 33.) J’ignore comment les interprètes tibétains ont pu traduire aussi obscurément « se joueront dans des stances de perfections acquises et dignes du respect, » l’épithète si claire du texte sanscrit, lâbha satkâra çlôka abhibhûtâḥ, « vaincus par le gain, par le respect et par la renommée. » L’interprète tibétain a certainement trop restreint la signification du mot çlôka, qui veut dire non seulement stance, mais encore renommée, gloire, soit que la gloire résulte des stances ou des chants des poètes, soit que çlôka dérive d’une transformation ancienne et maintenant ignorée du radical çru (entendre). Quoi qu’il en soit, l’acceptation de stance ne convient pas ici, et l’interprétation que je propose ne peut faire difficulté. Ne serait-il même pas possible, en y regardant de près, de traduire ainsi très-littéralement le passage tibétain : « O Ânanda, sic homines stupidi, quæstu et veneratione et laudibus victi, sordibus immersi, honorum splendore victi, ignobiles genere, hi Buddhae legem despicientes, quam multas impias imaginationes mente concipiunt vide. » Si cette version sortait bien, comme je le suppose, du texte tibétain, elle aurait l’avantage de rendre mot pour mot l’original sanscrit, dont le sens d’ailleurs ne me paraît pas douteux.