Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/299

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entra, ce fut un tonnerre d’applaudissements à faire trembler chaque acteur dans son cadre. Ce furent des trépignements, des bravos, des hourras assourdissants pour « Burley John. » Le gentleman qui avait occupé la place de président en son absence la lui céda. Léonard, avec son œil grave et observateur, la lèvre moitié triste, moitié dédaigneuse, se plaça à côté de son introducteur ; ce fut un mouvement d’impatience et d’attente inexprimable, comme il arrive au parterre de l’Opéra, quand quelque grand chanteur s’approche de la rampe et commence Di tanti palpiti ; mais le temps fuit, regardez à l’horloge placée au-dessus de la porte ; une demi-heure est déjà passée ; John Burley commence à s’échauffer ; des éclairs plus rapides jaillissent de ses yeux ; sa voix a quelque chose de doux et d’harmonieux.

« Il sera beau ce soir, » dit tout bas un petit homme maigre ayant l’air d’un tailleur, et assis de l’autre côté de Léonard.

Le temps fuit. Une heure s’est écoulée ; John Burley est beau ; il est à son apogée, à son zénith. Quelle sublime raillerie ! Quelle abondante source d’originalité ! Comme ce Rabelais s’agite dans son fauteuil ! Sous cette cascade de folies, l’intelligence de l’homme est aussi visible que le sable d’or au fond de l’eau transparente. Que d’esprit et que de vérité ! et parfois quelle vive éloquence ! Tous écoutent, admirant en silence, excepté quand ils applaudissent. Léonard écoutait aussi, non pas comme il l’eût fait quelques soirées auparavant, jouissant naïvement d’un plaisir dont il ne se rendait pas compte ; non, son esprit avait passé par de grands chagrins, par de grandes passions ; il était sorti de ces épreuves incertain, inquiet, irrésolu, étudiant sa propre joie comme il eût fait un problème. Les rafraîchissements circulent ; les figures changent ; on parle, on discute, puis la tête de Burley retombe sur sa poitrine, et il devient silencieux. Tout à coup résonne un chorus sauvage, désordonné, véritable chant de bacchanale. La fumée devient de plus en plus épaisse ; la lumière du gaz perce à peine ce véritable brouillard. Les yeux de John Burley commencent à tourner.

Regardez à l’horloge, deux heures se sont écoulées. Burley a de nouveau rompu le silence. Sa langue est épaisse, sa voix enrouée et son rire fêlé. Et quelles plates sottises, quelles révoltantes obscénités il débite ! et ses auditeurs rient aux éclats, le trouvant plus beau encore qu’auparavant. Léonard, qui s’était intérieurement mesuré avec le géant, et s’était dit : « Il s’élève au-dessus de ma sphère, » trouve que le géant diminue de plus en plus, et se dit : « Ce n’est après tout qu’un homme ordinaire. »

Regardez à l’horloge, trois heures se sont écoulées. John Burley n’est plus même un homme ordinaire. À peine si c’est encore un homme ; son âme paraît avoir quitté ce corps affaissé qui ne se soutient plus. Léonard regarde autour de lui, et ne voit plus que des pourceaux de Circé. Les uns sont étendus sur le carreau ; les autres chancelants s’appuient contre la muraille ; ceux-ci s’endorment sur les tables, ceux-là se battent ; les uns crient, les autres pleurent ; les garçons de salle se disposent à appeler des cabriolets et des voitures.