Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/287

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui raconta ses aventures auprès des éditeurs. M. Prickett se frotta les mains et en rit comme d’une excellente plaisanterie.

« Laissez-moi là la poésie, et attachez-vous au commerce, s’écria-t-il ; pour vous guérir à tout jamais de la maladie de devenir auteur, je vais vous prêter la Vie et les ouvrages de Chatterton. Vous pourrez les emporter chez vous et les lire avant de vous coucher. Vous me reviendrez demain tout transformé. »

Un peu avant la nuit, on ferma la boutique, et Léonard revint à son logement. En y entrant, il fut ému jusqu’au fond de l’âme du silence et de la solitude de sa chambre ; Hélène était partie !

Sur son bureau, il vit un rosier, et auprès du rosier un bout de papier, où il lut ces lignes :

« Cher, cher frère Léonard, Dieu vous conduise ! Je vous dirai quand nous pourrons nous revoir. Prenez soin de ce rosier, mon frère, et n’oubliez pas la pauvre Hélène.

« Hélène. »

Sur le mot n’oubliez, il y avait une grosse tache de larmes qui l’avait presque effacé.

Léonard appuya la tête sur ses mains, et comprit pour la première fois ce que c’est que la solitude. Il ne put rester longtemps dans la chambre. Il sortit et rôda sans but au milieu des rues. Il quitta ce quartier humble et paisible, se mêla à la foule qui remplissait les rues plus populeuses ; des centaines, des milliers de personnes passaient à côté de lui… et pourtant il était toujours seul.

Il rentra, alluma sa bougie, et tira résolûment de sa poche le Chatterton que lui avait prêté le libraire. C’était une vieille édition en un seul volume compacte. Il avait évidemment appartenu à un contemporain du poète, et selon toute apparence à un habitant de Bristol. Le propriétaire de ce volume avait réuni plusieurs anecdotes sur les habitudes de Chatterton ; il paraissait l’avoir vu et même avoir vécu dans sa société, car il avait intercalé dans le livre des feuilles de papier couvertes de notes et de remarques écrites d’une main ferme et nette. Léonard fut d’abord obligé de faire des efforts pour lire, puis le charme étrange de cette existence s’empara de lui, remplit son âme de souffrance, de tristesse et même de terreur ; cet enfant à peu près de son âge, qui mourait de sa propre main ; ce merveilleux jeune homme, doué d’un incomparable génie, s’éteignant à l’âge de dix-huit ans, son propre maître et sa propre victime ! Il n’y a rien dans la littérature qui ressemble à cette vie et à cette mort !

Ce fut avec un intérêt toujours croissant que Léonard lut l’histoire de cette célèbre supercherie si méchamment et si absurdement transformée en accusation de plagiat ; si elle n’était pas absolument innocente, elle était voisine de ces artifices littéraires pour lesquels on s’est montré si indulgent dans d’autres circonstances, et elle témoignait de toutes les qualités intellectuelles, la patience, l’inspiration,