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pas moins condamnés à laisser la multitude dans tous les pays, vouée à un labeur qui amortit l’intelligence, et à une pauvreté qui empoisonne l’existence.

— En supposant que cela fût vrai, cependant il y a des multitudes en dehors de la multitude. Dans tous les états la civilisation produit une classe moyenne, plus nombreuse aujourd’hui que toute la classe des paysans il y a mille ans. Le mouvement et le progrès n’auraient-ils donc pas encore une utilité divine, quand même leurs effets se borneraient à produire une pareille classe ? Considérez aussi le résultat des arts, de l’élégance, et des lois justes chez les classes plus riches et plus élevées. Voyez combien les habitudes de leur vie tendent à accroître la somme du bonheur général : voyez la puissante activité, que créent leur luxe même, et jusqu’à la frivolité de leurs occupations ! Sans aristocratie y aurait-il eu une classe moyenne ? sans classe moyenne, y aurait-il jamais eu d’intermédiaire entre le seigneur et l’esclave ? Avant que le commerce produisît une classe moyenne, la religion en créa une. Le sacerdoce, quelles qu’en fussent les erreurs, servit de frein au pouvoir. Mais, pour en revenir à la multitude, vous dites que de tout temps elle reste au même point. Est-ce vrai ? Voyons encore la statistique : je trouve que non-seulement la civilisation, mais la liberté aussi, a de prodigieux résultats sur la vie humaine. C’est, en quelque sorte, par l’instinct de la conservation que la multitude aspire si passionnément à la liberté. Par exemple, les nègres esclaves meurent annuellement dans la proportion de un sur cinq ou six, tandis que les Africains libres, au service de l’Angleterre, ne meurent annuellement que dans la proportion de un sur trente-cinq. La liberté n’est donc pas uniquement un rêve abstrait, un mot sonore, une aspiration platonique ; elle est intimement liée au plus pratique de tous les biens, à la vie elle-même ! Y a-t-il aussi justice de votre part à dire que les lois ne sauraient alléger le travail, et diminuer la pauvreté ? Nous sommes déjà convenus que puisqu’il y a différents degrés de mécontentement, il existe une différence entre le paysan et le serf : comment savez-vous ce que sera le paysan dans mille ans d’ici ? Mécontent, me direz-vous, toujours mécontent. Oui, mais s’il n’eût pas été mécontent, il serait toujours serf ! Loin d’étouffer chez lui le désir d’améliorer sa condition, nous devrions le saluer comme la source de son progrès perpétuel. Ce désir est souvent pour lui ce que l’ima-