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était infiniment plus heureux qu’il ne l’était devenu lui-même par la philosophie de l’indifférence, ou le mépris de l’ambition. L’influence exercée sur sa destinée et sa vie par ce Français d’esprit pratique et élevé, était fort remarquable et fort singulière.

Montaigne n’avait pas visiblement et directement agi sur la destinée réelle de son ami. Peut-être était-ce lui qui avait confirmé les premières impulsions hésitantes et incertaines qui poussaient Maltravers vers les travaux littéraires ; c’était lui qui l’avait consolé dans les désenchantements de la première partie de sa carrière ; et peut-être maintenant réussirait-il à le réconcilier complètement, dans toute la vigueur de son intelligence, avec les exigences de la vie.

Effectivement Maltravers eut avec Montaigne certaines conversations, dont il est nécessaire que je place sous les yeux du lecteur le principe et l’esprit ; car j’écris l’histoire intérieure aussi bien que l’histoire extérieure d’un homme : et les grands évènements de la vie ne sont pas toujours produits par l’intervention dramatique d’autrui, mais aussi par nos propres raisonnements, et nos pensées habituelles. Ce que je suis sur le point d’écrire sera peut-être ennuyeux, mais ce n’est point un hors-d’œuvre ; et je promets que ce sera la dernière conversation didactique de cet ouvrage.

Un jour Maltravers racontait à Montaigne tout ce qu’il avait fait pour l’amélioration du sort de ses paysans, et lui expliquait ses théories au sujet des écoles de travail et de la taxe des pauvres ; Montaigne se tourna soudain vers lui, et lui dit :

« Ainsi vous avez donc trouvé réellement que dans votre petit village vos efforts, qui après tout ne sont pas bien pénibles et qui n’exigent pas la dixième partie de votre temps, ont produit un peu de bien pratique ?

— Assurément je le trouve, répondit Maltravers, un peu surpris.

— Et pourtant hier seulement vous déclariez que tous les travaux de la philosophie et de la législation sont de vains labeurs ; que les bienfaits en sont équivoques et incertains ; que, semblable à la mer qui, lorsqu’elle se retire d’un côté, envahit d’un autre, la civilisation ne nous profite que partiellement, nous dérobant une vertu lorsqu’elle nous en accorde une autre, et que les grandes proportions de bien et de mal restent éternellement les mêmes.

— C’est vrai ; mais je n’ai jamais dit que l’homme ne pût