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intérêt ; on se pressa autour de la table ; on ouvrit des paris considérables : la vanité, aussi bien que l’intérêt de Legard, se trouva engagée dans la lutte. Il devint bientôt manifeste que le Français jouait aussi bien que l’Anglais. Les enjeux, considérables au début, furent doublés. Legard jouait gros jeu. Les cartes lui furent contraires : il perdit beaucoup ; il perdit tout ce qu’il possédait ; il perdit plus qu’il ne possédait ; il perdit plusieurs centaines de livres, qu’il promit de payer le lendemain matin. La partie cessa ; les spectateurs se dispersèrent. Parmi ceux-ci se trouvait un Anglais, qu’on avait présenté au cercle pour la première fois ce soir-là. Il n’avait ni joué, ni parié ; mais il avait suivi le jeu avec un intérêt vigilant et silencieux. Cet Anglais logeait au même hôtel que Legard. Il n’était à Venise que pour un jour. Le désir de voir des journaux anglais l’avait conduit au cercle ; l’excitation générale l’avait attiré auprès de la table de jeu ; et une fois là, le spectacle des émotions humaines avait exercé sur lui sa fascination habituelle.

En montant l’escalier qui conduisait à son appartement, l’Anglais entendit un gémissement douloureux sortant d’une chambre dont la porte était entre-baillée. Il s’arrêta ; le même bruit se renouvela. Il poussa doucement la porte ; il vit Legard assis devant une table ; un miroir suspendu à la muraille en face réfléchissait son visage agité et contracté, ainsi que ses mains qui tremblaient visiblement, en retirant de leur boîte une paire de pistolets.

L’Anglais reconnut le joueur malheureux du club, et devina sur-le-champ l’attentat que lui inspirait sa folie ou son désespoir. Legard saisit deux fois les pistolets, et deux fois il les posa, indécis ; la troisième fois, il se leva brusquement, porta son arme au niveau de son visage… et à l’instant elle lui fut violemment arrachée.

« Asseyez-vous, monsieur, asseyez-vous, » dit l’étranger d’un ton d’autorité.

Legard, étonné, troublé, se laissa retomber sur son siège, et, l’œil fixe, terne, presque hébété, il considéra son compatriote.

« Vous avez perdu votre argent, dit l’Anglais, après avoir tranquillement renfermé les pistolets dans leur boîte, dont il mit la clef dans sa poche, voilà bien assez de malheurs pour une soirée. Si Vous aviez gagné, si vous aviez ruiné votre adversaire, vous seriez extrêmement heureux, et vous iriez vous coucher avec la pensée que le hasard (qui représente