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quand ils ont commencé d’agir ! Voyez l’inquisition, les jours de la terreur, le conseil des Dix, et les cachots de Venise ! »

Éveline n’était pas de force à combattre ces regrettables sophismes ; mais son instinct de la vérité lui suggéra une réponse.

« Que serait la société si tous les hommes pensaient comme vous, et agissaient en conséquence ! Pas de littérature, pas d’arts, pas de gloire, pas de patriotisme, pas de vertu, pas de civilisation ! Vous analysez les motifs des hommes, comment pouvez-vous être sûr de les bien juger ? Regardez les résultats, les avantages, les lumières répandues sur la société ! Si les résultats sont grands, l’ambition est une vertu, quel que soit le motif qui l’a éveillée. N’est-il pas vrai ? »

Éveline parlait avec timidité, et en rougissant. Maltravers, en dépit de ses opinions, était enchanté de sa réponse.

« Le raisonnement est spécieux, dit-il en souriant. Mais comment pouvons-nous être assurés que les résultats sont tels que vous les dépeignez ? La civilisation, les lumières ! ce sont des termes vagues, des sons vides. Soyez sans crainte ; le monde ne raisonnera jamais comme moi. L’activité ne se reposera jamais, tant qu’existeront l’or et le pouvoir. La galère voguera ; abandonnons-la aux galériens. D’après ce que j’ai vu de la vie, je suis convaincu que le progrès n’est pas toujours identique au perfectionnement. La civilisation amène des maux inconnus aux hommes à l’état sauvage ; et vice versâ. Dans tous les états de société l’homme me semble avoir, à peu de chose près, la même somme de bonheur. Nous jugeons toujours du sort d’autrui avec des yeux accoutumés à l’ordre de choses qui nous environne. J’ai vu l’esclave, sur le sort duquel nous nous apitoyons, jouir de ses moments de récréation avec une ardeur de joie inconnue au grave citoyen fier de sa liberté. J’ai revu ce même esclave, devenu libre à son tour, et enrichi par la générosité de son maître : il avait perdu sa gaîté d’autrefois. La masse des hommes, dans tous les pays, est à peu près semblable. S’il y a plus de bien-être dans le Nord, la Providence donne en revanche au voluptueux Italien, ou à l’apathique et frugal Hindou, un sol fertile, un ciel radieux, et un esprit prêt à jouir de tout, comme les fleurs jouissent de la lumière. Que peuvent produire les vains