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bruges

La bonne femme est toute petite, mais non courbée, ni déformée. Nette, astiquée, ajustée, le châle exactement tendu aux épaules, le nœud du bonnet à tuyaux régulièrement fixé sous le menton, ses minces bandeaux si bien collés au front qu’ils semblent peints : elle travaille. Elle a l’air respectable qui vient aux objets très soignés. Devant une table à crémaillère elle fait de la dentelle, une fine valencienne propre à garnir les lingeries. Ses doigts bruns jouent rapides parmi les fuseaux qui s’entrechoquent doucement, sur un rythme toujours le même. Elle déplace une épingle, une autre, les fuseaux continuent de claquer tout bas. Cette musique frêle, cette petite voix de son travail, elle l’écoute depuis quatre-vingts ans et davantage. Son espoir, sa peine, tout ce qu’elle sentit, pensa, eut ce grêle accompagnement, qui ne cesse tant que dure le jour. Et maintenant que lui raconte-t-il le petit clic-clac de ses fuseaux ?…

On passe près d’elle, on touche son épaule pour attirer son attention. Elle lève vivement la tête, prend l’argent offert, et sa main gauche continue d’aller, de venir, preste entre les fuseaux. — Peut être mourrait-elle, si avant la nuit l’obsédante musiquette s’interrompait…

Le retrait de la bouche sans dents agrandit encore son grand nez comique, solidement planté. Ses rides ne sont pas les rides du tourment. Elle sourit, elle a l’air gai, même un peu farceur. Elle sait son âge, et que c’est drôle d’avoir cent ans, et que cela plaît aux visiteurs qu’on ait cent ans.