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qui reposent là sont plus évidemment, absolument, définitivement morts, que les morts du jardin. L’image des pauvres restes enfermés dans les boîtes s’interpose : on oublie les œuvres pour penser aux cadavres. Ces poètes que la terre ne recouvre pas de sa pudeur et de sa mystérieuse bonté, comme on sent affreusement qu’ils sont : des morts !

Cependant à cette minute même, tandis que, le cœur serré, je regarde leurs cercueils, à cette minute même, la voix de ces deux hommes retentit par toute la terre : la voix réelle, vivante, qui demeure dans l’œuvre des hauts artistes, avec leur souffle ralenti ou précipité, le mouvement de leur passion, toute la flamme de leurs instants. Partout il y a des êtres qui pour la première fois ouvrent les livres magiques, et voient soudain le monde changer… L’ostentation lugubre du décor où reposent Gœthe et Schiller accable, mais ce n’est qu’un mensonge ! Nous mourons, nous, vains êtres sans mission, nous sommes morts déjà, mais pas ces grands ! L’élément éternel qui était en eux persiste avec tous ses caractères, leur vie, leur véritable vie continue, recommence… Tout contre le cercueil de Gœthe, Anna de Noailles se tient droite et grave. Son visage de petite fée inquiète et puissante, est plus clair dans cette chambre funèbre, elle, plus vivante entre tous ces morts. Et voici que, respectueuse, elle se penche pour cueillir sur l’une des larges couronnes une feuille de laurier…

À voir cette frêle jeune femme, courbée humblement vers le cercueil d’un des plus grands parmi