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d’êtres eurent le sens du divin comme ce pianiste qui, avant de jouer, jetait ses gants au pied de l’estrade, afin que ses admiratrices éperdues s’en partageassent les lambeaux.

Après la chambre, on visite une pièce où sont réunis les souvenirs des concerts triomphaux : boîtes d’or, de diamants, de perles, d’émail ; argenteries offertes par des rois, des empereurs, des sultans ; douzaines de cannes ornées splendidement, et parfois absurdes, légions de pipes, cadeaux de toute sorte. Devant ces objets disparates, riches, délicats ou barbares, on pense au butin ramassé par un chef de horde après le combat, le sac des villes. Autour de ce trésor, il y a comme une atmosphère de violence. Et n’étaient-ce pas en effet des batailles, des conquêtes, des violences, ces soirs enflammés où Liszt maîtrisait et tordait les nerfs, exaltait les esprits jusqu’au point où l’admiration devient délire, et la joie douleur ? Des artistes qui l’avaient entendu m’ont parlé de son jeu surhumain comme on parle des émotions si extraordinaires que, les ayant éprouvées, on doute pourtant si ce ne furent pas des rêves. C’est que la virtuosité titanique, le don fabuleux de dire l’ineffable révélaient un instant le secret d’une énergie vitale dont ce gigantesque talent n’était qu’une des apparences. À d’autres époques, cet homme eut conduit des bandes à l’assaut, dompté les foules par la colère ou l’enthou-