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SEMAINE RELIGIEUSE

qu’on lui retire comme à un prêtre indigne le droit de confesser et de faire communier les enfants[1]. Je le sais, l’Église a réparé son erreur. Elle en a fait un saint — il n’y a pas longtemps. Nous avons chacun notre manière d’admirer cet homme. Je viens de vous dire la mienne.

Cet homme pieux jusqu’au mysticisme, jusqu’à l’ascétisme, avait tenté la formation d’un séminaire de maîtres d’école laïques. À trois reprises, dans sa vie, il a essayé, au prix des plus grands efforts, d’organiser cette sorte d’école normale laïque pour donner des maîtres d’école aux campagnes parallèlement au séminaire de ses Frères. Il y a échoué parce que ni la société laïque, ni la société ecclésiastique d’alors, n’attachaient l’importance qu’il attachait, lui seul, à la création de ce personnel d’enseignement populaire. Voulez-vous encore un trait qui achève de le faire apprécier ? Cet homme est mort sans avoir fait faire les trois vœux à aucun de ses Frères. Ceux-ci n’ont été autorisés à les faire qu’en 1724, cinq ans après la mort de leur fondateur[2].

Enfin une des clauses qui lui ont attiré la méfiance de l’Église, c’est qu’il était prescrit par lui de la manière la plus formelle que les Frères instituteurs n’accepteraient jamais les fonctions de sacristain, de bedeau ou de chantre. Pourquoi ? Ce n’est pas du tout par esprit de taquinerie contre l’Église. C’est parce que, disait-il, un homme qui a la charge d’enseigner les enfants toute la journée a besoin d’avoir du temps pour se recueillir et de se refaire, afin de mieux remplir sa tâche. Ces sentiments ne sont pas d’un clérical, mais d’un homme qui était de bien loin en avant de son époque, et qui, précurseur intelligent, ne s’est servi de la forme congréganiste que parce qu’il n’y en avait d’autre ni légalement, ni matériellement possible alors. C’est honteux à dire, mais c’est la vérité : la société d’alors n’en était pas venue à comprendre qu’on pût payer de simples maîtres d’école assez pour qu’ils eussent du pain à donner à leur famille. Et si l’on voulait, comme J.-B. de la Salle, donner des instituteurs au peuple, en ce temps-là, il n’y avait qu’une chose à faire, celle qu’il fit : les constituer en congrégation, et leur persuader de vivre d’austérité et de privations[3]. Si vous voulez bien y faire attention, c’est une sorte de Pestalozzi catholique, un siècle avant l’autre, c’est un émule de Port-Royal, car sa chétive maison à lui, ce fut le Port-Royal des pauvres.

  1. Ce n’est pas un interdit, mais une suspense qu’encourut J.-B. de la Salle à la suite d’un procès engagé devant l’officialité diocésaine de Rouen. Cette mesure dut peiner notre Saint, elle ne put le déshonorer. D’ailleurs, M. Buisson croit-il que de pareils faits nous déconcertent ? Nous ne prétendons pas les justifier. Si des prêtres et des évêques ont méconnu la vertu de J.-B. de la Salle et la grandeur de son œuvre, ils ont eu tort. Sont-ils l’Église ? Pas plus que les préfets, sous-préfets et maires d’un département de la France ne sont la France.
  2. Il est curieux de voir M. Buisson essayer de tirer à lui J.-B. de la Salle et d’en faire un « laïque » avant la lettre, un contempteur des vœux de religion. La vérité est que, dès la première heure, J.-B. de la Salle a donné à ses Frères un costume et des règles. Ceux-ci n’étaient encore que douze, et leur groupement datait de deux ans à peine, lorsqu’ils firent, en 1684, le vœu d’obéissance qui renferme les deux autres. De ce que l’Institut n’obtint qu’en 1724, cinq ans après la mort de son fondateur, les lettres patentes du roi et les Bulles du Pape nécessaires à son autorisation civile et religieuse, il ne s’ensuit pas que, du vivant de son fondateur, il n’ait pas constitué une congrégation et formé des vœux de religion. L’Église procède toujours avec une sage lenteur et ne sanctionne une institution que quand elle a été vécue et contrôlée par l’expérience.
  3. Un traitement fixe assurait en moyenne 150 livres aux maîtres, 100 livres aux maîtresses laïques qui recevaient en outre des dons en nature. Aussi la condition de « maître » était elle très recherchée (Vid. Guibert, l. c.). M. Buisson se scandalise trop facilement de ce que le xviie siècle n’ait pas réalisé les progrès du xxe. Nous pouvons, sans être prophète, lui prédire que la génération prochaine s’indignera des sophismes de la nôtre. Elle dira à son tour : « C’est honteux à dire, mais c’est la vérité, la société d’alors (de 1904) n’en était pas venue à comprendre » la supériorité du dévouement désintéressé sur le service salarié, de l’instituteur qui a renoncé librement à fonder un foyer pour se vouer corps et âme à l’éducation des enfants du peuple sur l’instituteur qui a le souci de sa propre famille, etc.