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Le chemin de fer

crépuscule, encore indécises, descendent sur la terre, l’une après l’autre, toujours de plus en plus épaisses, comme pour rendormir doucement et graduellement. Un ciel sans couleur et sans chaleur jetait sur la terre dénudée des torrents de mélancolie et l’inondait de reflets ternes et mats, comme l’atmosphère d’un astre mourant. Seuls, dans les bois dépouillés, les sapins et les épinettes dressaient leurs silhouettes raides et droites, comme des flèches que le sol eût lancées vers la nue ; seuls ils donnaient à la forêt ce qui lui restait d’ombre, et cette ombre était silencieuse et noire comme la nuit sur les tombeaux. Les précipices, d’où parfois, quand les orages s’y engouffrent, s’élèvent comme des soupirs arrachés aux entrailles de la terre, étaient étouffés sous l’épais entassement des feuilles mortes, que le vent d’automne leur avait jetées par tourbillons ; les lacs, arrondis et creusés au pied des montagnes, semblaient comme de grands réservoirs, pleins des larmes de la nature agonisante ; les petites rivières, çà et là, tiraient péniblement leurs eaux déjà pesantes et engourdies ; partout le silence, une atmosphère regorgeant de tristesse, une sorte de saisissement de la nature entière, dans lequel toute vie s’était arrêtée soudain, et le crépuscule épaissi donnant à tous les objets d’alentour des formes de spectres et de fantômes, qui fuyaient épouvantés devant le souffle brûlant et les jets de feux de la locomotive.