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VOYAGES

Tout mon sang avait reflué en une seconde vers mon cœur ; mes jambes tremblaient et mon gosier n’aurait pu laisser passer une aiguille. Sans doute on avait mis toutes les banques du Canada à sec pour m’en expédier les dépôts.

Deux minutes après, l’opérateur me remettait un télégramme ainsi conçu : « Demain, Bradlaugh, 28, rue Farnham, recevra instruction de vous donner cent dollars en or. » Un prisonnier, au fond d’un noir cachot, que l’on rend subitement à la lumière et à la liberté, éprouverait le même éblouissement que moi à la vue de ce télégramme qui m’éclatait en pleine figure : « Demain, demain, je quitterai Omaha ; demain, je sortirai de ce tombeau brûlant ; demain, je secouerai ce sable de feu ; demain, je serai libre. Ô argent ! se peut-il qu’on t’appelle vil métal, toi qui me rends une patrie, toi qui me donnes en une heure autant de joie que j’ai eu de chagrins en un mois !  !  ! » Et je m’élançai dans la rue comme un cerf dans les vallons, bondissant presque à chaque pas, soulevé par des flots élastiques.

J’avais encore quelque menue monnaie : « Nous allons arroser le télégramme, » me dis-je, et je courus demander à tous les employés de télégraphe de me suivre à un saloon quelconque. Quelques-uns d’entre eux étaient sur le point de devenir idiots à force d’avoir été tracassés par moi, et je leur devais bien au moins un cock-tail. Ils me suivirent au nombre de trois ou quatre, et nous ébauchâmes une pochardise qui aurait pu devenir légendaire, si je n’avais songé aux graves événements du lendemain.