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utiles, semble occuper et couvrir en entier la surface de la terre ; celui des animaux féroces, des insectes nuisibles, des plantes parasites, des herbes inutiles, reparaît et domine à son tour dans les temps de disette et de dépopulation. Ces variations, si sensibles pour l’homme, sont indifférentes à la nature ; le ver à soie, si précieux pour lui, n’est pour elle que la chenille du mûrier : que cette chenille du luxe disparaisse, que d’autres chenilles dévorent les herbes destinées à engraisser nos bœufs, que d’autres enfin minent, avant la récolte, la substance de nos épis, qu’en général l’homme et les espèces majeures dans les animaux soient affamées par les espèces infimes, la nature n’en est ni moins remplie, ni moins vivante ; elle ne protège pas les unes aux dépens des autres, elle les soutient toutes ; mais elle méconnaît le nombre dans les individus, et ne les voit que comme des images successives d’une seule et même empreinte, des ombres fugitives dont l’espèce est le corps.

Il existe donc sur la terre, et dans l’air et dans l’eau, une quantité déterminée de matière organique que rien ne peut détruire ; il existe en même temps un nombre déterminé de moules capables de se l’assimiler, qui se détruisent et se renouvellent à chaque instant ; et ce nombre de moules ou d’individus, quoique variable dans chaque espèce, est au total toujours le même, toujours proportionné à cette quantité de matière vivante. Si elle était surabondante, si elle n’était pas, dans tous les temps, également employé et entièrement absorbée par les moules existants, il s’en formerait d’autres et l’on verrait paraître des espèces nouvelles, parce que cette matière vivante ne peut demeurer oisive, parce qu’elle est toujours agissante, et qu’il suffit qu’elle s’unisse avec des parties brutes pour former des corps organisés. C’est à cette grande combinaison, ou plutôt à cette invariable proportion, que tient la forme même de la nature.

Et comme son ordonnance est fixe pour le nombre, le maintien et l’équilibre des espèces, elle se présenterait toujours sous la même face, et serait dans tous les temps et sous tous les climats, absolument et relativement la même, si son habitude ne variait pas autant qu’il est possible dans toutes les formes individuelles. L’empreinte de chaque espèce est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à jamais, mais toutes les touches accessoires varient, aucun individu ne ressemble parfaitement à un autre, aucune espèce n’existe sans un grand nombre de variétés[NdÉ 1] : dans l’espèce humaine, sur laquelle le sceau divin a le plus appuyé, l’empreinte ne laisse pas de varier du blanc au noir, du petit au grand, etc. ; le Lapon, le Patagon, le Hottentot, l’Européen, l’Américain, le Nègre, quoique tous issus du même père, sont bien éloignés de se ressembler comme frères.

  1. Cela est très exact ; ajoutons que les variétés servent à relier les espèces les unes aux autres.