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pas praticable ; sans quoi ils eussent préféré d’envoyer leurs navigateurs par cette route, plutôt que de les faire partir de Kamtschatka, pour faire la découverte de l’Amérique occidentale.

M. Muller, envoyé avec M. Gmelin par l’impératrice en Sibérie, est d’un avis bien différent de M. Engel. Après avoir comparé toutes les relations, M. Muller conclut par dire qu’il n’y a qu’une très petite séparation entre l’Asie et l’Amérique, et que ce détroit offre une ou plusieurs îles, qui servent de route ou de stations communes aux habitants des deux continents. Je crois cette opinion bien fondée, et M. Muller rassemble un grand nombre de faits pour l’appuyer. Dans les demeures souterraines des habitants de l’île Karaga, ont voit des poutres faites de grands arbres de sapin, que cette île ne produit point, non plus que les terres du Kamtschatka, dont elle est très voisine : les habitants disent que ce bois leur vient par un vent d’est qui l’amène sur leurs côtes. Celles du Kamtschatka reçoivent, du même côté, des glaces que la mer orientale y pousse en hiver, deux à trois jours de suite. On y voit en certains temps des vols d’oiseaux, qui, après un séjour de quelques mois, retournent à l’est, d’où ils étaient arrivés. Le continent opposé à celui de l’Asie vers le nord descend donc jusqu’à la latitude du Kamtschatka : ce continent doit être celui de l’Amérique occidentale. M. Muller[1], après avoir donné le précis de cinq ou six voyages tentés par la mer du Nord pour doubler la pointe septentrionale de l’Asie, finit par dire que tout annonce l’impossibilité de cette navigation, et il le prouve par les raisons suivantes. Cette navigation devrait se faire dans un été ; or, l’intervalle depuis Archangel à l’Oby, et de ce fleuve au Jenisey, demande une belle saison tout entière : le passage du Waigat a coûté des peines infinies aux Anglais et aux Hollandais : au sortir de ce détroit glacial, on rencontre des îles qui ferment le chemin ; ensuite le continent, qui forme un cap entre les fleuves Piasida et Chatanga, s’avançant au delà du 76e degré de latitude, est de même bordé d’une chaîne d’îles, qui laissent difficilement un passage à la navigation. Si l’on veut s’éloigner des côtes et gagner la haute mer vers le pôle, les montagnes de glaces presque immobiles qu’on trouve au Groënland et au Spitzberg, n’annoncent-elles pas une continuité de glaces jusqu’au pôle ? Si l’on veut longer les côtes, cette navigation est moins aisée qu’elle ne l’était il y a cent ans : l’eau de l’Océan y a diminué sensiblement. On voit encore, loin des bords que baigne la mer Glaciale, les bois qu’elle a jetés sur des terres qui jadis lui servaient de rivage : ces bords y sont si peu profonds, qu’on ne pourrait y employer que des bateaux très plats, qui, trop faibles pour résister aux glaces, ne sauraient fournir une longue navigation, ni se charger des provisions qu’elle exige. Quoique les Russes aient des ressources et des moyens que n’ont pas la plupart des autres nations européennes pour fréquenter ces mers froides, on voit que les voyages tentés sur la mer Glaciale n’ont pas encore ouvert une route de l’Europe et de l’Asie à l’Amérique ; et ce n’est qu’en partant de Kamtschatka ou d’un autre point de l’Asie la plus orientale qu’on a découvert quelques côtes de l’Amérique occidentale.

Le capitaine Behring partit du port d’Awatscha en Kamtschatka le 4 juin 1741. Après avoir couru au sud-est et remonté au nord-est, il aperçut le 18 du mois suivant le continent de l’Amérique à 58° 28′ de latitude : deux jours après, il mouilla près d’une île enfoncée dans une baie. De là voyant deux caps, il appela l’un, à l’orient, Saint-Élie, et l’autre, au couchant, Saint-Hermogène. Ensuite il dépêcha Chitrou, l’un de ses officiers, pour reconnaître et visiter le golfe où il venait d’entrer. On le trouva coupé ou parsemé d’îles : une, entre autres, offrit des cabanes désertes ; elles étaient de planches bien unies, et même échancrées. On conjectura que cette île pouvait avoir été habitée par quelques peuples du continent de l’Amérique. M. Steller, envoyé pour faire des observations sur ces terres nouvellement découvertes, trouva une cave ou l’on avait mis une provision de

  1. Histoire générale des Voyages, t. XVIII, p. 484.