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marais salé où ces animaux se rendent, aussi bien que toutes les espèces de cerfs et de chevreuils, dans une certaine saison de l’année, pour lécher la terre et boire de l’eau salée… Les ossements d’éléphants se trouvent sous une espèce de levée ou plutôt sous la rive qui entoure et surmonte le marais à cinq ou six pieds de hauteur ; on y voit un très grand nombre d’os et de dents qui ont appartenu à quelques animaux d’une grosseur prodigieuse ; il y a des défenses de sept pieds de longueur, et qui sont d’un très bel ivoire ; on ne peut donc guère douter qu’elles n’aient appartenu à des éléphants ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que jusqu’ici l’on n’a trouvé parmi ces défenses aucune dent molaire ou mâchelière d’éléphant, mais seulement un grand nombre de grosses dents dont chacune porte cinq ou six pointes mousses, lesquelles ne peuvent avoir appartenu qu’à quelque animal d’une énorme grandeur, et ces grosses dents carrées n’ont point de ressemblance aux mâchelières de l’éléphant, qui sont aplaties, et quatre ou cinq fois aussi larges qu’épaisses ; en sorte que ces grosses dents molaires ne ressemblent aux dents d’aucun animal connu. » Ce que dit ici M. Collinson est très vrai : ces grosses dents molaires diffèrent absolument des dents mâchelières de l’éléphant, et en les comparant à celles de l’hippopotame, auxquelles ces grosses dents ressemblent par leur forme carrée, on verra qu’elles en diffèrent aussi par leur grosseur, étant deux, trois ou quatre fois plus volumineuses que les plus grosses dents des anciens hippopotames trouvées de même en Sibérie et au Canada, quoique ces dents soient elles-mêmes trois ou quatre fois plus grosses que celles des hippopotames actuellement existants. Toutes les dents que j’ai observées dans quatre têtes de ces animaux, qui sont au Cabinet du Roi, ont la face qui broie creusée en forme de trèfle, et celles qui ont été trouvées au Canada et en Sibérie ont ce même caractère et n’en diffèrent que par la grandeur ; mais ces énormes dents à grosses pointes mousses diffèrent de celles de l’hippopotame creusées en trèfle, ont toujours quatre et quelquefois cinq rangs, au lieu que les plus grosses dents des hippopotames n’en ont que trois, comme on peut le voir en comparant les figures des planches I, III et IV, avec celles de la planche V. Il paraît donc certain que ces grosses dents n’ont jamais appartenu à l’éléphant ni à l’hippopotame ; la différence de grandeur, quoique énorme, ne m’empêcherait pas de les regarder comme appartenant à cette dernière espèce, si tous les caractères de la forme étaient semblables, puisque nous connaissons, comme je viens de le dire, d’autres dents carrées, trois ou quatre fois plus grosses que celles de nos hippopotames actuels, et qui néanmoins ayant les mêmes caractères pour la forme, et particulièrement les creux en trèfle sur la face qui broie, sont certainement des dents d’hippopotames trois fois plus grands que ceux dont nous avons les têtes[NdÉ 1] ; et c’est de ces grosses dents (pl. V), qui sont vraiment des dents d’hippopotames, dont j’ai parlé, lorsque j’ai dit qu’il s’en trouvait également dans les deux continents aussi bien que des défenses d’éléphants ; mais ce qu’il y a de très remarquable, c’est que non seulement on a trouvé de vraies défenses d’éléphants et de vraies dents de gros hippopotames en Sibérie et au Canada, mais qu’on y a trouvé de même ces dents beaucoup plus énormes à grosses pointes mousses et à quatre rangs ; je crois donc pouvoir prononcer avec fondement que cette très grande espèce d’animal est perdue.

M. le comte de Vergennes, ministre et secrétaire d’État, a eu la bonté de me donner, en 1770, la plus grosse de toutes ces dents, laquelle est représentée (pl. I et II) ; elle pèse onze livres quatre onces ; cette énorme dent molaire a été trouvée dans la Petite-Tartarie en faisant un fossé ; il y avait d’autres os qu’on n’a pas recueillis, et entre autres un os fémur dont il ne restait que la moitié bien entière, et la cavité de cette moitié contenait quinze pintes de Paris. M. l’abbé Chappe, de l’Académie des sciences, nous a rapporté de Sibérie

  1. Nous avons déjà dit que l’animal dont parle ici Buffon n’est pas un hippopotame, mais le mastodonte.