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l’homme n’ait pas secondé celle de la nature, soit en attirant ou détournant les eaux, soit en détruisant les herbes inutiles et les végétaux nuisibles ou superflus, soit en se conciliant les animaux utiles et les multipliant ? Sur trois cents espèces d’animaux quadrupèdes et quinze cents espèces d’oiseaux qui peuplent la surface de la terre, l’homme en a choisi dix-neuf ou vingt[1] ; et ces vingt espèces figurent seules plus grandement dans la nature et font plus de bien sur la terre que toutes les autres espèces réunies. Elles figurent plus grandement, parce qu’elles sont dirigées par l’homme, et qu’il les a prodigieusement multipliées ; elles opèrent, de concert avec lui, tout le bien qu’on peut attendre d’une sage administration de forces et de puissance pour la culture de la terre, pour le transport et le commerce de ses productions, pour l’augmentation des subsistances, en un mot, pour tous les besoins, et même pour les plaisirs du seul maître qui puisse payer leurs services par ses soins.

Et dans ce petit nombre d’espèces d’animaux dont l’homme a fait choix, celles de la poule et du cochon, qui sont les plus fécondes, sont aussi les plus généralement répandues, comme si l’aptitude à la plus grande multiplication était accompagnée de cette vigueur de tempérament qui brave tous les inconvénients. On a trouvé la poule et le cochon dans les parties les moins fréquentées de la terre, à Otahiti et dans les autres îles de tous temps inconnues et les plus éloignées des continents ; il semble que ces espèces aient suivi celle de l’homme dans toutes ses migrations. Dans le continent isolé de l’Amérique méridionale où nul de nos animaux n’a pu pénétrer, on a trouvé le pécari et la poule sauvage, qui, quoique plus petits et un peu différents du cochon et de la poule de notre continent, doivent néanmoins être regardés comme espèces très voisines, qu’on pourrait de même réduire en domesticité ; mais l’homme sauvage, n’ayant point d’idée de la société, n’a pas même cherché celle des animaux. Dans toutes les terres de l’Amérique méridionale, les sauvages n’ont point d’animaux domestiques ; ils détruisent indifféremment les bonnes espèces comme les mauvaises ; ils ne font choix d’aucune pour les élever et les multiplier, tandis qu’une seule espèce féconde comme celle du hocco[2], qu’ils ont sous la main, leur fournirait sans peine et seulement avec un peu de soin, plus de subsistances qu’ils ne peuvent s’en procurer par leurs chasses pénibles.

Aussi le premier trait de l’homme qui commence à se civiliser est l’empire qu’il sait prendre sur les animaux, et ce premier trait de son intelligence devient ensuite le grand caractère de sa puissance sur la nature : car ce n’est qu’après se les être soumis qu’il a, par leurs secours, changé la face

  1. L’éléphant, le chameau, le cheval, l’âne, le bœuf, la brebis, la chèvre, le cochon, le chien, le chat, le lama, la vigogne, le buffle. Les poules, les oies, les dindons, les canards, les paons, les faisans, les pigeons.
  2. Gros oiseau très fécond, et dont la chair est aussi bonne que celle du faisan.