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pluies, qu’ils entraînent incessamment des limons immenses, lesquels se déposent, sur toutes les terres bases et sur le fond de la mer, en sédiments vaseux[1] : ainsi cette terre nouvelle s’accroîtra de siècle en siècle tant qu’elle ne sera pas peuplée : car on doit compter pour rien le petit nombre d’hommes qu’on y rencontre ; ils sont encore, tant au moral qu’au physique, dans l’état de pure nature ; ni vêtements, ni religion, ni société qu’entre quelques familles dispersées à de grandes distances, peut-être au nombre de trois ou quatre cents carbets, dans une terre dont l’étendue est quatre fois plus grande que celle de la France.

Ces hommes, ainsi que la terre qu’ils habitent, paraissent être les plus nouveaux de l’univers : ils y sont arrivés des pays les plus élevés et dans des temps postérieurs à l’établissement de l’espèce humaine dans les hautes contrées du Mexique, du Pérou et du Chili ; car en supposant les premiers hommes en Asie, ils auront passé par la même route que les éléphants, et se seront en arrivant répandus dans les terres de l’Amérique septentrionale et du Mexique ; ils auront ensuite aisément franchi les hautes terres au delà de l’isthme, et se seront établis dans celles du Pérou, et enfin ils auront pénétré jusque dans les contrées les plus reculées de l’Amérique méridionale. Mais n’est-il pas singulier que ce soit dans quelques-unes de ces dernières contrées qu’existent encore de nos jours les géants de l’espèce humaine, tandis qu’on n’y voit que des pygmées dans le genre des animaux[NdÉ 1] ? car on ne peut douter qu’on n’ait rencontré dans l’Amérique méridionale des hommes en grand nombre, tous plus grands, plus carrés, plus épais et plus forts que ne le sont tous les autres hommes de la terre. Les races de géants, autrefois si communes en Asie, n’y subsistent plus : pourquoi se trouvent-elles en Amérique aujourd’hui ? Ne pouvons-nous pas croire que quelques géants, ainsi que les éléphants, ont passé de l’Asie en Amérique, où, s’étant trouvés pour ainsi dire seuls, leur race s’est conservée dans ce continent désert, tandis qu’elle a été entièrement détruite par le nombre des autres hommes dans les contrées peuplées ; une circonstance me paraît avoir concouru au maintien de cette ancienne race de géants dans le continent du nouveau monde : ce sont les hautes montagnes qui le partagent dans toute sa longueur et sous tous les climats. Or, on sait qu’en général les habitants des montagnes sont plus grands et plus forts que ceux des vallées ou des plaines. Supposant donc quelques couples de géants passés d’Asie en Amérique, où ils auront trouvé la liberté, la tranquillité, la paix, ou d’autres avantages que peut-être ils n’avaient pas chez eux, n’auront-ils pas choisi dans les terres de leur nouveau domaine celles qui leur convenaient le mieux, tant

  1. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  1. Il n’existe pas plus de « géants » en Amérique qu’ailleurs. Buffon adopte ici trop légèrement une croyance répandue de son temps.