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clair, exposé au jour devant nos yeux à quelque distance, ne paraît pas s’il n’est rempli de quelque liqueur teinte. Ces canaux n’étaient pas droits, mais courbés en quelques endroits, même ils n’étaient pas perpendiculaires ; au contraire, depuis les nues où ils paraissaient entés jusqu’aux endroits où ils tiraient l’eau, ils étaient fort inclinés : et ce qui est de plus particulier, c’est que la nue où était attachée la seconde de ces trois, ayant été chassée du vent, ce canal la suivit sans se rompre et sans quitter le lieu où il tirait l’eau, et passant derrière le canal de la première, ils furent quelque temps croisés comme en sautoir ou en croix de Saint-André. Au commencement ils étaient tous trois gros comme le doigt, si ce n’est auprès de la nue qu’ils étaient plus gros, comme j’ai déjà remarqué ; mais dans la suite celui de la première de ces trois se grossit considérablement : pour ce qui est des deux autres, je n’en ai autre chose à dire, car la dernière formée ne dura guère davantage qu’avait duré celle que nous avions vu du côté du nord. La seconde du côté du midi dura environ un quart d’heure, mais la première de ce même côté dura un peu davantage, et ce fut celle qui nous donna le plus de crainte ; et c’est de celle-là qu’il me reste encore quelque chose à dire. D’abord son canal était gros comme le doigt, ensuite il se fit gros comme le bras, et après comme la jambe, et enfin comme un gros tronc d’arbre, autant qu’un homme pourrait embrasser. Nous voyions distinctement au travers de ce corps transparent l’eau qui montait en serpentant un peu tantôt par le haut et tantôt par le bas, et quelquefois il diminuait un peu de grosseur, : pour lors il ressemblait justement à un boyau rempli de quelque matière fluide que l’on presserait avec les doigts, ou par haut pour faire descendre cette liqueur, ou par bas pour la faire monter, et je me persuadai que c’était la violence du vent qui faisait ces changements, faisant monter l’eau fort vite lorsqu’il pressait le canal par le bas, et la faisant descendre lorsqu’il le pressait par le haut. Après cela il diminua tellement de grosseur qu’il était plus menu que le bras, comme un boyau qu’on allonge en le tirant perpendiculairement, ensuite il retourna gros comme la cuisse, après il redevint fort menu, enfin je vis que l’eau élevée sur la superficie de la mer commençait à s’abaisser, et le bout du canal, qui lui touchait, s’en sépara et s’étrécit, comme si on l’eût lié, et alors la lumière, qui nous parut par le moyen d’un nuage qui se détourna, m’en ôta la vue ; je ne laissai pas de regarder encore quelque temps si je ne le reverrais point, parce que j’avais remarqué que par trois ou quatre fois le canal de la seconde de ce même côté du midi nous avait paru se rompre par le milieu, et incontinent après nous le revoyions entier, et ce n’était que la lumière qui nous en cachait la moitié ; mais j’eus beau regarder avec toute l’attention possible, je ne revis plus celui-ci, et il ne se fit plus de trombe, etc.

» Ces trombes sont fort dangereuses sur mer ; car si elles viennent sur un vaisseau, elles se mêlent dans les voiles : en sorte que quelquefois elles l’enlèvent, et le laissant ensuite retomber, elles le coulent à fond, et cela arrive particulièrement quand c’est un petit vaisseau ou une barque ; tout au moins si elles n’enlèvent pas un vaisseau, elles rompent toutes les voiles ou bien laissent tomber dedans toute l’eau qu’elles tiennent, ce qui le fait souvent couler à fond. Je ne doute point que ce ne soit par de semblables accidents que plusieurs des vaisseaux dont on n’a jamais eu de nouvelles ont été perdus, puisqu’il n’y a que trop d’exemples de ceux que l’on a su de certitude avoir péri de cette manière. »

Je soupçonne qu’il y a plusieurs illusions d’optique dans les phénomènes que ce voyageur nous raconte ; mais j’ai été bien aise de rapporter les faits tels qu’il a cru les voir, afin qu’on puisse ou les vérifier, ou du moins les comparer avec ceux que rapportent les autres voyageurs. Voici la description qu’en donne Le Gentil dans son Voyage autour du monde : « À onze heures du matin, l’air étant chargé de nuages, nous vîmes autour de notre vaisseau, à un quart de lieue environ de distance, six trombes de mer qui se