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se mettant à la tête de tous les êtres créés, il verra avec étonnement qu’on peut descendre par des degrés presque insensibles de la créature la plus parfaite jusqu’à la matière la plus informe, de l’animal le mieux organisé jusqu’au minéral le plus brut[NdÉ 1] ; il reconnaîtra que ces nuances imperceptibles sont le grand œuvre de la nature[NdÉ 2] ; il les trouvera ces nuances, non seulement dans les grandeurs et dans les formes, mais dans les mouvements, dans les générations, dans les successions de toute espèce.

En approfondissant cette idée, on voit clairement qu’il est impossible de donner un système général, une méthode parfaite, non seulement pour l’histoire naturelle entière, mais même pour une seule de ses branches ; car pour faire un système, un arrangement, en un mot une méthode générale, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en différentes classes, partager ces classes en genres, sous-diviser ces genres en espèces, et tout cela suivant un ordre dans lequel il entre nécessairement de l’arbitraire. Mais la nature marche par des gradations inconnues, et par conséquent elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu’elle passe d’une espèce à une autre espèce, et souvent d’un genre à un autre genre, par des nuances imperceptibles ; de sorte qu’il se trouve un grand nombre d’espèces moyennes et d’objets mi-partis qu’on ne sait où placer, et qui dérangent nécessairement le projet du système général[NdÉ 3] : cette vérité est trop importante pour que je ne l’appuie pas de tout ce qui peut la rendre claire et évidente.

Prenons pour exemple la botanique, cette belle partie de l’histoire naturelle qui par son utilité a mérité de tout temps d’être la plus cultivée, et rappelons à l’examen les principes de toutes les méthodes que les botanistes nous ont données ; nous verrons avec quelque surprise qu’ils ont eu tous en vue de comprendre dans leurs méthodes généralement toutes les espèces de plantes, et qu’aucun d’eux n’a parfaitement réussi ; il se trouve toujours dans chacune de ces méthodes un certain nombre de plantes anomales, dont l’espèce est moyenne entre deux genres, et sur laquelle il ne leur a pas été

  1. « Il verra qu’on peut descendre par des degrés presque insensibles de la créature la plus parfaite jusqu’à la matière la plus informe, de l’animal le mieux organisé jusqu’au minéral le plus brut. » Buffon donne, dans cette phrase, la formule la plus nette de la théorie du Transformisme, à laquelle Lamarck devait, plus tard, imprimer, le premier, une forme scientifique précise.
  2. « Il reconnaîtra que ces nuances imperceptibles sont le grand œuvre de la nature. » Nous engageons le lecteur à rapprocher de cette phrase ce que Buffon a dit plus haut de la création et du Créateur ; peut-être ce rapprochement lui donnera-t-il quelque idée du « créateur » de Buffon.
  3. Lamarck, reprenant l’idée exprimée dans ce passage, montrera, dans sa Philosophie zoologique, que ce que l’on nomme l’espèce n’existe réellement pas et de ce point de « départ » fera découler toute la théorie de la transformation des organismes. Ce passage du discours de Buffon et toute la partie relative aux méthodes qui vient à la suite est extrêmement remarquable. Nous en avons déjà fait remarquer l’importance dans notre étude sur Buffon et son œuvre.