Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 2.pdf/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nues aujourd’hui trop communes, et les conséquences qu’on en tire sont en danger d’être bientôt trop incontestables.

» Malgré cela, ce doit être encore une chose étonnante que le sujet des observations présentes de M. Réaumur : une masse de 130 680 000 toises cubiques, enfouie sous terre, qui n’est qu’un amas de coquilles ou de fragments de coquilles sans nul mélange de matière étrangère, ni pierre, ni terre, ni sable ; jamais jusqu’à présent les coquilles fossiles n’ont paru en cette énorme quantité, et jamais, quoique en une quantité beaucoup moindre, elles n’ont paru sans mélange. C’est en Touraine que se trouve ce prodigieux amas à plus de 36 de la mer : on l’y connaît, parce que les paysans de ce canton se servent de ces coquilles qu’ils tirent de terre, comme de marne, pour fertiliser leurs campagnes, qui sans cela seraient absolument stériles. Nous laissons expliquer à M. de Réaumur comment ce moyen assez particulier, et en apparence assez bizarre, leur réussit ; nous nous renfermons dans la singularité de ce grand tas de coquilles.

» Ce qu’on tire de terre, et qui ordinairement n’y est pas à plus de 8 ou 9 pieds de profondeur, ce ne sont que de petits fragments de coquilles, très reconnaissables pour en être des fragments ; car ils ont les cannelures très bien marquées, seulement ont-ils perdu leur luisant et leur vernis, comme presque tous les coquillages qu’on trouve en terre, qui doivent y avoir été longtemps enfouis. Les plus petits fragments, qui ne sont que de la poussière, sont encore reconnaissables pour être des fragments de coquilles, parce qu’ils sont parfaitement de la même matière que les autres, quelquefois il se trouve des coquilles entières. On reconnaît les espèces, tant des coquilles entières que des fragments un peu gros : quelques-unes de ces espèces sont connues sur les côtes de Poitou, d’autres appartiennent à des côtes éloignées. Il y a jusqu’à des fragments de plantes marines pierreuses, telles que des madrépores, des champignons de mer, etc. : toute cette matière s’appelle dans le pays du falun.

» Le canton qui, en quelque endroit qu’on le fouille, fournit du falun, a bien neuf lieues carrées de surface. On ne perce jamais la minière de falun ou falunière au delà de vingt pieds ; M. de Réaumur en rapporte les raisons, qui ne sont prises que de la commodité des laboureurs et de l’épargne des frais ; ainsi les falunières peuvent avoir une profondeur beaucoup plus grande que celle qu’on leur connaît : cependant nous n’avons fait le calcul des 130 680 000 toises cubiques, que sur le pied de 18 pieds de profondeur et non pas de vingt, et nous n’avons mis la lieue qu’à 2 200 toises ; tout a donc été évalué fort bas, et peut-être l’amas de coquilles est-il de beaucoup plus grand que nous ne l’avons posé ; qu’il soit seulement double, combien la merveille augmente-t-elle !

» Dans les faits de physique, de petites circonstances que la plupart des gens ne s’aviseraient pas de remarquer, tirent quelquefois à conséquence et donnent des lumières. M. de Réaumur a observé que tous les fragments de coquilles sont dans leur tas posés sur le plat et horizontalement ; de là il a conclu que cette infinité de fragments ne sont pas venus de ce que dans le tas, formé d’abord de coquilles entières, les supérieures auraient par leur poids brisé les inférieures, car de cette manière il se serait fait des écroulements qui auraient donné aux fragments une infinité de positions différentes. Il faut que la mer ait apporté dans ce lieu-là toutes ces coquilles, soit entières, soit quelques-unes déjà brisées, et, comme elle les apportait flottantes, elles étaient posées sur le plat et horizontalement ; après qu’elles ont été toutes déposées au rendez-vous commun, l’extrême longueur du temps en aura brisé et presque calciné la plus grande partie sans déranger leur position.

» Il paraît assez par là qu’elles n’ont pu être apportées que successivement, et, en effet, comment la mer voiturerait-elle tout à la fois une si prodigieuse quantité de coquilles,