Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/225

Cette page n’a pas encore été corrigée

LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 215 leurs de Mémoires pour hypothéquer auîc générations le récit de leur vie, il était toutefois entendu jadis que, bien loin d’exposer dans ses œuvres sa personne et sa condition, ses particularités ou ses humeurs, — dans celles du moins de ses œuvres que Ton des- tinait au public, — on devait les dissimuler pour n’y mettre de soi que son talent et ses idées. Même au célèbre auteur des Essais, ni Pascal, ni Bossuet, ni Malebranche ne pouvaient pardonner d’avoir rempli de lui les deux tiers de son livre, et, tout chrétiens qu’ils fussent, je ne sais s’ils n’en élaient pas presque plus choqués que de son scepticisme et de sa railleuse incrédulité. Cela leur paraissait inexplicable, encore plus incivil, et je dirais volontiers inhumain, tandis qu’il y avait tant de choses à connaître, de pro- blèmes à étudier, de questions à éclaircir, d’erreurs à combattre ou de vérités à défendre, qu’un tel homme, dans l’un des temps les plus troublés de l’histoire, eût pu vivre ainsi claquemuré dans la contemplation de soi-même, uniquement soucieux de ses affaires, de ses maladies, et de son repos. « Le sot projet qu’il a eu de se peindre », disait énergiquement Pascal, et l’excellent Malebranche ajoutait : « Si c’est un défaut de parler souvent de soi, c’est une effronterie, ou plutôt une espèce de folie que de se louer à tous mo- ments comme fait Montaigne : car ce n’est pas seule- ment pécher contre l’humilité chrétienne, mais c’est encore choquer la raison. » On sait, d’ailleurs, que, pour les poètes mêmes, c’était alors si peu leur