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— Qui est-il ? demandai-je, ne pouvant supposer qu’elle parlât ainsi de son mari.

— Sir Thomas Ashby, répondit-elle avec un triste sang-froid.

— Et vous le détestez, miss Murray ? lui dis-je ; car j’étais trop scandalisée pour me souvenir de son nom en ce moment-là.

— Oui, je le déteste, miss Grey, et je le méprise aussi ; et si vous le connaissiez, vous ne me blâmeriez pas.

— Mais vous saviez ce qu’il était avant de l’épouser ?

— Non, je ne savais pas la moitié de ce que je sais maintenant sur lui. Je sais que vous m’avez avertie, et je voudrais bien vous avoir écoutée ; mais il est trop tard maintenant pour regretter de n’avoir pas suivi vos conseils. Et d’ailleurs maman eût dû le connaître mieux que l’une ou l’autre de nous, et elle ne m’a jamais rien dit contre lui ; au contraire. Puis, je pensais qu’il m’adorait et me laisserait faire ce que je voudrais. Il eut l’air de le faire dans les commencements, mais maintenant il ne s’occupe nullement de moi. Je ne me chagrinerais pas de cela, pourtant ; il pourrait faire ce qu’il voudrait, si j’étais libre de m’amuser et de rester à Londres, ou d’avoir quelques amis ici avec moi. Mais il veut faire ce qui lui plaît, et il faut que je sois une prisonnière et une esclave. Dès le moment où il vit que je pouvais m’amuser sans lui, et que d’autres connaissaient mieux que lui ma valeur, le misérable égoïste commença à m’accuser de coquetterie et d’extravagance, et à dire du mal d’Harry Meltham, dont il n’était pas digne de décrotter les souliers. Et maintenant il veut que je vive à la campagne et que je mène l’existence d’une nonne, de peur que je ne le déshonore ou que je ne le ruine, dit-il ; comme s’il avait besoin de moi pour cela, avec son carnet de paris, sa table de jeu, ses filles d’Opéra, sa lady une telle, sa mistress une telle, ses bouteilles de vin et ses verres d’eau-de-vie et de gin ! Oh ! je donnerais dix mille mondes pour être encore miss Murray ! C’est trop douloureux de sentir sa vie, sa santé, sa beauté, se consumer pour une brute pareille ! » s’écria-t-elle en fondant en larmes dans le paroxysme de sa douleur.

Je la plaignais sincèrement, aussi bien pour sa fausse idée du bonheur et son mépris du devoir, que pour le misérable partner auquel son sort était lié. Je dis ce que je pus pour la consoler, et lui offris les conseils que je crus les plus nécessaires, l’engageant d’abord à essayer par le raisonnement, par