Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/755

Cette page a été validée par deux contributeurs.

son observation me frappa. Je savais que mes forces s’en allaient, que mon appétit avait disparu, et j’étais devenue insouciante et triste. S’il ne devait plus penser à moi, si je ne devais pas le revoir, s’il m’était interdit de faire son bonheur, si les joies de l’amour m’étaient refusées, si je ne pouvais aimer et être aimée, la vie serait pour moi un fardeau, me disais-je, et, si le Père céleste m’appelait à lui, je serais heureuse de trouver le repos. Mais que deviendrait ma mère ? Fille indigne et égoïste, pouvais-je l’oublier un moment ? Son bonheur n’était-il pas remis à ma garde ? Et nos jeunes élèves, ne me devais-je pas à leur bonheur aussi ? Devais-je reculer devant la tâche que Dieu m’avait confiée, parce qu’elle n’était pas conforme à mes goûts ? Ne savait-il pas mieux que moi ce que je devais faire et où je devais travailler ? Pouvais-je désirer de quitter son service avant que d’avoir accompli ma tâche, et espérer entrer dans son repos avant d’avoir travaillé pour le gagner ? « Non ; avec son aide je veux me relever et me mettre courageusement à l’œuvre qui m’a été confiée. Si le bonheur en ce monde n’est pas pour moi, je m’efforcerai du moins de faire celui des autres, et ma récompense sera dans l’éternité. » Ainsi parlai-je à mon cœur ; et depuis ce temps, je ne permis à mes pensées de se reporter sur Edward Weston que de loin en loin, et comme un régal pour de rares occasions. Aussi, soit que ce fût l’effet de l’été, ou de ces bonnes résolutions, ou du temps écoulé, soit toutes ces choses ensemble, ma tranquillité d’âme revint bientôt, et la santé et la vigueur commencèrent aussi à revenir lentement, mais sûrement.

Dans les premiers jours de juin, je reçus une lettre de lady Ashby, autrefois miss Murray. Elle m’avait écrit déjà deux ou trois fois, des différents endroits qu’elle avait visités ; elle était toujours gaie et se disait fort heureuse. Je m’étonnais chaque fois qu’elle ne m’eût pas oubliée, au milieu de tant de gaieté et de changements de scène. Il y eut pourtant une interruption, et elle semblait ne plus penser à moi, car plus de six mois s’étaient écoulés sans que je reçusse une de ses lettres. Naturellement, je ne m’en affligeais guère, quoique je n’eusse pas été fâchée de savoir comment elle allait ; et, quand sa dernière lettre très-inattendue m’arriva, je fus assez contente de la recevoir. Elle était datée d’Ashby-Park, où elle était venue enfin se fixer, après avoir partagé son temps entre le continent et la métropole. Elle me faisait mille excuses pour m’avoir