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ment moitié autant de vous que vous vous occupez de lui, il aurait trouvé déjà le moyen de vous rencontrer plus d’une fois ; vous devez savoir cela, si vous consultez vos propres sentiments. Finissez-en donc avec cette folie ; vous n’avez aucun sujet d’espérer. Bannissez vite de votre cœur ces pensées qui vous rendent malade, et ces vœux insensés, et revenez à votre devoir et à la vie triste et isolée que vous avez devant vous. Vous auriez dû savoir qu’un tel bonheur n’était pas fait pour vous. »

Mais à la fin je le vis. Il tomba sur moi tout à coup lorsque je traversais un champ, en revenant de chez Nancy Brown, à laquelle j’avais fait une visite pendant que Mathilde Murray montait sa jument sans pareille. Il devait avoir appris le malheur affreux qui m’avait frappée ; il ne me dit aucune parole de condoléance ; mais les premiers mots qu’il prononça furent : « Comment va votre mère ? » Et cela n’était pas une question naturelle, car jamais je ne lui avais dit que j’avais une mère : s’il le savait, il devait l’avoir appris par d’autres. Il y avait dans le ton et la manière dont il m’adressa cette question une sincère et profonde sympathie. Je le remerciai avec politesse et lui dis que ma mère allait aussi bien qu’on pouvait l’espérer. « Que va-t-elle faire ? » me demanda-t-il ensuite. Beaucoup eussent trouvé la question impertinente et fait une réponse évasive ; mais une telle idée n’entra jamais dans mon cerveau, et je lui exposai d’une manière claire et en peu de mots les plans et les espérances de ma mère.

« Alors vous quitterez bientôt ce pays ? dit-il.

— Oui, dans un mois. »

Il sembla réfléchir une minute. Quand il reprit la parole, j’espérai que c’était pour exprimer son chagrin de mon départ ; mais ce fut seulement pour me dire :

« Je pense que vous partirez avec assez de plaisir ?

— Oui, pour quelques raisons, répondis-je.

— Pour quelques raisons seulement ! Je me demande ce qui pourrait vous faire regretter Horton-Lodge. »

Sa question me contraria un peu, parce qu’elle m’embarrassait. Je n’avais qu’une raison pour regretter de partir ; et c’était un profond secret que je ne lui croyais pas le droit de chercher à connaître.

« Pourquoi, lui dis-je, pourquoi supposez-vous que je déteste ce lieu ?