Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/586

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mord sa chaîne : je vois ses dents blanches ronger l’acier. Elle rêve de ses forêts sauvages, elle soupire après sa liberté virginale. Je voudrais que les Sympson revinssent, pour l’obliger à m’enlacer de ses bras. Je voudrais qu’elle se crût en danger de me perdre, comme je cours le risque de la perdre. Non : ce n’est pas la perte que je crains, mais le délai.

Il est nuit en ce moment… minuit : j’ai passé l’après-midi et la soirée à Fieldhead. Il y a quelques heures elle a passé auprès de moi, descendant l’escalier de chêne pour entrer dans le vestibule. Elle ne savait pas que j’étais là dans l’obscurité, regardant les brillantes constellations de cette nuit glaciale. Comme elle glissait le long de la rampe ! avec quel éclat voilé son œil brillait sur moi, pendant qu’elle passait fugitive, svelte et rapide comme une aurore boréale !

Je l’ai suivie dans le salon. Mistress Pryor et Caroline Helstone étaient là toutes deux. Elle les a priées de venir lui tenir compagnie pendant quelque temps. Dans son blanc costume de soirée, avec ses longs cheveux flottans, son pas léger, ses joues pâles, son œil plein d’éclairs, elle ressemblait à un esprit, à un être composé d’un seul élément, l’enfant de l’air et de la flamme, la fille d’un rayon et d’une goutte de pluie, une chose qu’il est impossible d’atteindre, d’arrêter, de fixer. J’eusse désiré pouvoir éviter de la suivre du regard pendant qu’elle se mouvait çà et là, mais c’était impossible. Je parlais du mieux que je pouvais avec les autres ladies, mais je ne regardais qu’elle. Elle était très-silencieuse ; je crois qu’elle ne m’a pas parlé, qu’elle ne m’a pas offert de thé. Il est arrivé que mistress Gill l’a appelée pour une minute. J’ai passé dans le vestibule éclairé par la lune, dans l’espoir de recevoir un mot à son retour. J’ai réussi.

« Miss Keeldar, restez un instant ! lui ai-je dit en allant au-devant d’elle.

— Pourquoi ? le vestibule est trop froid.

— Il n’est pas froid pour moi ; à mon côté il ne devrait pas être froid pour vous.

— Mais je grelotte.

— De crainte, je crois. Pourquoi me craignez-vous ? vous êtes réservée et me fuyez. Pourquoi ?

— Il y a bien de quoi avoir peur de se voir rencontrée par un grand et noir fantôme au clair de la lune.

— Oh ! ne passez pas ! restez un instant ; échangeons quel-