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même, la triste mistress Yorke. La chose était tout à fait dans ses goûts. Quelques femmes auraient été frappées de terreur en voyant apporter dans leur demeure un homme ensanglanté, au milieu de la nuit. Cela, eussiez-vous supposé, était matière à attaque de nerfs. Eh bien, non : mistress Yorke avait une attaque de nerfs quand Jessie ne voulait pas quitter le jardin pour se remettre à son travail d’aiguille, ou quand Martin proposait de partir pour l’Australie, dans le but de jouir de la liberté ou d’échapper à la tyrannie de Mathieu ; mais une tentative de meurtre presque à sa porte, un homme à moitié assassiné, couché dans un de ses meilleurs lits, cela la faisait se redresser, animait ses esprits et donnait à son bonnet les allures d’un turban.

Mistress Yorke était juste la femme qui, tout en rendant misérable la vie pénible d’une servante, eût soigné comme une héroïne un hôpital rempli de pestiférés. Elle aimait presque Moore. Son cœur dur se remplit de tendresse pour lui, quand elle le vit confié à ses soins, remis entre ses mains, dépendant d’elle autant que ses petits enfants au berceau. Si elle avait vu un domestique, ou l’une de ses filles, lui donner à boire ou arranger son oreiller, elle eût frappé l’intrus sur l’oreille. Elle chassa Jessie et Rose de l’étage supérieur de la maison ; elle défendit aux servantes d’y mettre les pieds.

Si l’accident était arrivé aux portes de la rectorerie, et que le vieux Helstone eût pris soin de recueillir le martyr, ni Yorke ni sa femme n’eussent eu pitié de lui : ils eussent déclaré qu’il n’avait que ce que méritaient sa tyrannie et sa dureté, tandis que, chez eux, il devenait pour le moment leur enfant gâté.

Chose étrange ! Louis Moore reçut la permission d’entrer, de s’asseoir sur le bord du lit, de s’appuyer sur l’oreiller, de prendre la main de son frère et de presser son front pâle avec ses lèvres fraternelles : et mistress Yorke supporta cela. Elle souffrit qu’il restât là la moitié du jour ; elle souffrit une fois qu’il demeurât assis toute la nuit dans la chambre ; elle se leva elle-même à cinq heures d’un froid matin de novembre, et de ses propres mains alluma le feu de la cuisine, fit le déjeuner des deux frères et le leur servit. Majestueusement drapée dans une vaste couverture de flanelle, avec un châle et un bonnet de nuit, elle demeura là assise, les regardant manger avec autant de satisfaction qu’une poule voit ses poussins prendre leur nourriture. Cependant elle donna une admonition, ce jour-là,