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genre de vie, et avoir pris son parti de le supporter pendant un temps donné. Ses facultés semblaient murées en lui et ne paraissaient point gémir de leur captivité. Il ne riait jamais, rarement il souriait. Jamais on ne lui entendait émettre une plainte. Il accomplissait scrupuleusement le cercle de ses devoirs. Son élève l’aimait ; il ne réclamait pas autre chose que de la civilité du reste du monde. Il semblait même qu’il n’eût rien voulu accepter de plus, dans ce lieu du moins : car, lorsque sa cousine Caroline lui fit d’aimables ouvertures d’amitié, il ne l’encouragea point ; il l’évitait plutôt qu’il ne la recherchait. Une seule créature vivante, outre son pâle et boiteux élève, avait gagné son affection dans cette demeure, et c’était l’intraitable Tartare, qui, sombre et menaçant pour les autres, montrait pour lui une singulière partialité ; partialité si marquée, que quelquefois, lorsque Moore, appelé pour le repas, entrait dans la salle à manger et s’asseyait sans que l’on fît attention à lui, Tartare se levait de sa place aux pieds de Shirley et allait se mettre auprès du taciturne précepteur. Une fois, seulement une fois, elle remarqua la désertion, et étendant la main, elle chercha par de pouces paroles à le faire revenir. Tartare regarda d’un air soumis, et poussa un gémissement selon son habitude, mais n’obéit point à l’invitation, et s’assit froidement sur ses hanches à côté de Moore. Ce gentleman attira la grosse tête au museau noir sur son genou, la caressa doucement et se sourit intérieurement à lui-même.

Un subtil observateur aurait pu remarquer, dans le cours de la même soirée, que, lorsque Tartare eut fait acte d’allégeance envers Shirley et se fut couché de nouveau auprès du tabouret sur lequel reposaient ses pieds, l’audacieux précepteur, par un mot et un geste, le fascina encore. Il redressa ses oreilles au mot ; il se leva au geste, et vint, la tête tendrement baissée, recevoir la caresse attendue. Cette caresse donnée, le même sourire significatif rida le visage calme de Moore.

« Shirley, dit Caroline, un jour qu’elles se trouvaient seules assises dans le pavillon d’été, saviez-vous que mon cousin Louis fût précepteur dans la famille de votre oncle avant que les Sympson vinssent ici ? »

La réponse de Shirley ne fut pas aussi prompte qu’à l’ordinaire ; à la fin cependant elle répondit :

« Oui, certainement, je le savais bien.