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Toutes deux se levèrent et parcoururent une terrasse naturelle et verdoyante qui bordait le lit profond du ruisseau.

« Ma chère, dit bientôt mistress Pryor, d’un ton timide et embarrassé, les jeunes filles, principalement celles que la nature a favorisées, souvent… fréquemment… anticipent… pensent au… au mariage comme au but, à la réalisation de leurs espérances. »

Elle s’arrêta ; Caroline vint à son aide avec promptitude, montrant une bien plus grande somme de courage et de possession d’elle-même que mistress Pryor, en face du redoutable sujet qui venait d’être entamé.

« Elles y pensent, et c’est tout naturel, répondit-elle avec une calme fermeté qui fit tressaillir mistress Pryor. Elles regardent le mariage avec quelqu’un qu’elles aiment comme la plus brillante, la seule brillante destinée qui puisse leur être réservée. Ont-elles tort ?

— Oh ! ma chère ! » s’écria mistress Pryor en joignant les mains. Elle se tut. Caroline tourna un œil ardent et scrutateur sur le visage de son amie : ce visage était fort agité. « Ma chère, murmura-t-elle enfin, la vie est une illusion !

— Mais non pas l’amour ! l’amour est la chose la plus réelle, la plus durable, la plus douce, et cependant la plus amère que nous connaissions.

— Ma chère, il est très-amer. On dit qu’il est puissant, puissant comme la mort. Beaucoup de déceptions de la vie sont puissantes aussi. Quant à sa douceur, rien n’est plus fugitif : sa durée est d’un moment, d’un clin d’œil. Son aiguillon reste pour toujours : il peut périr aux portes de l’éternité, mais il torture cruellement pendant le temps.

— Oui, il torture pendant le temps, dit Caroline, excepté lorsque c’est un amour réciproque.

— Amour réciproque ! ma chère, les romans sont pernicieux. Vous n’en lisez pas, j’espère ?

— Quelquefois, toutes les fois que je puis m’en procurer. Mais les romanciers ne doivent rien savoir de l’amour, à en juger par la façon dont ils en traitent.

— Rien absolument, ma chère, répondit vivement mistress Pryor, pas plus que du mariage. Et toutes les fausses peintures qu’ils font de ces sujets ne peuvent être trop fortement condamnées. Elles ne ressemblent pas à la réalité : elles vous montrent seulement la surface verdoyante et tentatrice du ma-