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d’une autre observation de miss Hardman, qu’elle débitait avec un très-grand air. « Nous avons besoin, disait-elle, des imprudences, des extravagances, des erreurs, des crimes d’un certain nombre de pères, pour répandre la semence qui produit la moisson de gouvernantes. Les filles de commerçants, quoique bien élevées, manquent de distinction, et nous n’en pouvons faire les hôtes de nos demeures et les gardiennes de la personne et de l’intelligence de nos enfants. Nous préférons toujours placer auprès de nos enfants ceux qui sont nés dans notre condition, et ont été élevés avec les mêmes raffinements que nous. »

— Miss Hardman devrait se croire quelque chose de mieux que ses semblables, madame, puisqu’elle soutenait que leurs malheurs et même leurs crimes étaient nécessaires pour servir à sa commodité. Vous dites qu’elle était religieuse : sa religion devait être celle du pharisien, qui remerciait Dieu de ce qu’il n’était pas semblable aux autres hommes, ni même au publicain.

— Ma chère, nous ne discuterons pas ce point. Je serais la dernière à vouloir insinuer dans votre esprit aucun sentiment de mécontentement contre votre lot dans la vie, ou aucun sentiment d’envie ou d’insubordination envers vos supérieurs. Une soumission entière aux autorités, une scrupuleuse déférence pour ceux qui sont meilleurs que nous (et dans cette catégorie je place les hautes classes de la société), sont, dans mon opinion, indispensables au bien de toute communauté. Tout ce que je veux dire, ma chère, est que vous feriez mieux de renoncer à vous faire gouvernante, parce que les devoirs de cette fonction seraient trop pénibles pour votre constitution. Je ne voudrais pas prononcer un mot irrespectueux envers mistress ou miss Hardman ; seulement, me rappelant ma propre expérience, je ne puis m’empêcher de penser que, si vous tombiez dans une famille semblable, vous lutteriez d’abord courageusement contre votre destin, puis vous dépéririez et deviendriez trop faible pour votre tâche ; vous reviendriez brisée à la maison, si vous aviez encore une maison. Puis suivraient ces années de langueur, dont la personne qui souffre et ses plus proches amies connaissent seules le fardeau. La consomption clorait le chapitre. Telle est l’histoire d’un grand nombre d’existences : je ne voudrais pas que ce fût la vôtre. Ma chère, nous allons marcher un peu, si vous voulez. »