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mis au jardinage, avec l’aide de M. Yorke, et depuis que M. Hall (un autre gentleman de la bonne sorte) a aidé ma femme à établir une espèce de boutique, je n’ai pas à me plaindre. Ma famille a en abondance la nourriture et les vêtements ; ma fierté me fait trouver le moyen de mettre de côté, de temps à autre, quelques guinées pour les mauvais jours : car je crois que je me verrais mourir plutôt que de solliciter les secours de la paroisse. Moi et les miens sommes contents ; mais les voisins sont toujours pauvres ; je vois beaucoup de misère.

— Et conséquemment, il y a beaucoup de mécontentement, je suppose, demanda miss Keeldar.

Conséquemment, vous dites vrai, conséquemment. Assurément, des gens qui meurent de faim ne peuvent être ni contents ni paisibles. Le pays n’est pas dans une condition de parfaite sécurité, je ne crains pas de le dire.

— Mais qu’y faire ? Que puis-je faire de plus, moi, par exemple ?

— Vous ! vous ne pouvez rien faire de plus, pauvre jeune fille. Vous avez donné votre argent, vous avez bien fait. Si vous pouviez faire transporter votre tenancier, M. Moore, vous feriez peut-être mieux encore. Le peuple le hait.

— Fi ! William, s’écria chaleureusement Caroline. S’il y en a qui le détestent, c’est à leur honte et non à la sienne. M. Moore, lui, ne hait personne. Il fait seulement son devoir et maintient ses droits. Vous avez tort de parler ainsi.

— Je parle comme je pense. Ce Moore a un cœur froid et dur.

— Mais, dit Shirley, à supposer que Moore fût chassé du pays et sa fabrique détruite, les ouvriers auraient-ils pour cela plus d’ouvrage ?

— Ils en auraient moins. Je sais cela, et ils le savent aussi ; et il y a plus d’un honnête garçon réduit au désespoir par la certitude que, de quelque côté qu’il se tourne, il ne peut améliorer sa position, et il ne manque pas de malhonnêtes gens pour les conduire au démon ; des misérables qui se disent amis du peuple, mais ne savent rien du peuple, et sont aussi faux que Lucifer. J’ai vécu environ quarante ans dans le peuple, et je suis persuadé qu’il n’aura jamais de sincères amis que lui-même, et ces quelques hommes qui, dans des positions différentes, sont les amis de l’humanité en général. La nature hu-