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tement édifiée sur la complète et quelque peu abrupte diversion par laquelle il reportait à miss Keeldar les hommages qu’autrefois il lui adressait à elle-même : les cinq mille livres sterling qu’il supposait devoir un jour échoir à la nièce du recteur ne pouvaient point entrer en balance avec le domaine et le manoir de miss Keeldar. Il ne prenait aucune peine pour cacher ses calculs et sa tactique : il faisait tout à coup volte-face ; la poursuite de la petite fortune était ouvertement abandonnée pour celle de la grande. Par quels moyens espérait-il réussir, il le savait sans doute ; mais il ne comptait certainement pas sur d’habiles ménagements.

D’après le temps qui s’était écoulé, il était évident que John avait eu quelque difficulté à persuader à M. Donne de descendre. À la fin, cependant, ce gentleman fit son apparition. Il ne se montra pas le moins du monde confus ou honteux de ce qui était arrivé. Donne, il est vrai, avait cette nature froide, flegmatique, inébranlable et pleine de confiance en elle-même, qui est insensible à la honte. Il n’avait pas encore rougi une fois dans sa vie ; aucune humiliation ne pouvait le confondre. Ses nerfs n’étaient point assez sensibles pour agiter son être et faire monter la couleur à ses joues : il n’avait ni feu dans le sang, ni modestie dans l’âme ; c’était la vulgarité impudente, arrogante, infatuée d’elle-même, vaine et insipide : et ce personnage avait des vues sur miss Keeldar ! Il ne savait pas plus comment s’y prendre, cependant, pour faire sa cour, que s’il eût été une statue taillée dans le bois. Jamais il n’avait eu l’idée qu’en semblable affaire il fût nécessaire de plaire et de toucher le cœur. Son intention était, après lui avoir fait quelques visites de formalité, de lui adresser par écrit une proposition de mariage. Il se flattait d’être accepté à cause de son office ; il se voyait déjà le mari de miss Keeldar, le maître de Fieldhead, vivant confortablement, ayant des domestiques sous ses ordres, faisant grande chère, étant enfin un homme d’importance. Vous n’eussiez pas cependant soupçonné ses intentions lorsqu’il dit à sa future fiancée d’un ton fort impertinent :

« Vous avez un chien très-dangereux, miss Keeldar ; je m’étonne que vous gardiez un semblable animal.

— Vraiment, monsieur Donne ? Peut-être vous étonnerez-vous bien davantage lorsque je vous aurai dit que je l’aime beaucoup.

— Vous ne pouvez parlez sérieusement. Je ne puis m’ima-