Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sûre, Shirley, aucune larme ne mouilla le manuscrit du Naufragé. Je n’y entends pas les sanglots de la douleur, mais seulement le cri du désespoir, et, ce cri poussé, je crois que le spasme mortel lâcha son cœur, qu’il pleura abondamment et fut consolé. »

Shirley reprit sa ballade. Mais bientôt, s’arrêtant tout à coup, elle dit :

« On aurait aimé Cowper, n’eût-ce été que pour le plaisir d’avoir le privilège de le consoler.

— Vous n’auriez jamais aimé Cowper, reprit promptement Caroline ; Cowper n’était pas fait pour être aimé par une femme.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je dis. Je sais qu’il est de certaines natures en ce monde, et des plus nobles et des plus élevées, dont l’amour n’approche jamais. Vous auriez pu rechercher Cowper avec l’intention de l’aimer ; vous l’auriez vu, vous l’auriez plaint et vous l’auriez quitté, entraînée loin de lui par le sentiment de l’impossible, de l’inconcevable, comme les matelots du vaisseau furent entraînés par la furieuse tempête loin de leur malheureux camarade qui se noyait.

— Vous avez peut-être raison. Qui vous a dit cela ?

— Et ce que je dis de Cowper, je le dirais de Rousseau. Rousseau fut-il jamais aimé ? Il aima passionnément ; mais fut-il jamais payé de retour ? Jamais, j’en suis certaine. Et, s’il y avait des Cowper et des Rousseau dans notre sexe, je pourrais affirmer d’elles la même chose.

— Qui vous a dit cela ? je vous le demande. Est-ce Moore ?

— Et pourquoi quelqu’un me l’aurait-il dit ? Est-ce que je n’ai pas mon instinct ? Ne puis-je pas deviner par analogie ? Jamais Moore ne m’a parlé de Cowper, de Rousseau, ni de l’amour. La voix que nous entendons dans la solitude m’a appris tout ce que je sais sur ce sujet.

— Aimez-vous les caractères comme Rousseau, Caroline ?

— Nullement, comme ensemble. Je sympathise vivement avec quelques-unes de leurs qualités. Certaines étincelles divines de leur génie éblouissent mes yeux et enflamment mon âme. Malgré cela, je les méprise. Ils sont faits d’argile et d’or. La scorie et le métal forment une masse de faiblesse. Pour dire toute ma pensée, ce sont des caractères contre nature, malades et répulsifs.