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sède pas ; et la vraie justice engendre la sympathie, dont je soupçonne mon vieil ami d’être absolument destitué.

— Je ne sais, Shirley, si beaucoup d’hommes ressemblent à mon oncle dans les relations domestiques ; s’il est nécessaire d’être nouveau et peu familier avec eux pour paraître agréable et estimable à leurs yeux ; si enfin il leur est impossible de conserver une affection et un intérêt constants pour ceux qu’ils voient chaque jour.

— Je ne sais ; il m’est impossible d’éclaircir vos doutes. J’en ai moi-même quelquefois de semblables. Mais pour vous dire un secret, si j’étais convaincue que nécessairement et universellement les hommes diffèrent de nous, qu’ils sont inconstants, bientôt blasés et sans sympathies, je ne me marierais jamais. Il me serait trop pénible de découvrir que celui que j’aimerais ne m’aime pas, et que les efforts que je pourrais faire dans la suite pour lui plaire seraient plus qu’inutiles parce qu’il serait inévitablement dans sa nature de changer et de devenir indifférent. Une fois cette découverte faite, quel parti me resterait-il à prendre ? M’en aller, m’éloigner de quelqu’un à qui ma présence ne pourrait être qu’importune.

— Mais vous ne le pourriez pas si vous étiez mariée.

— Non, je ne le pourrais pas. Je ne pourrais plus redevenir ma propre maîtresse. Pensée terrible et qui me suffoque ! Rien ne m’irrite comme l’idée d’être un fardeau ou un ennui, un fardeau inévitable, un ennui incessant ! Maintenant, lorsque je trouve ma société à charge, je peux rouler mon indépendance autour de moi comme un manteau, laisser tomber mon orgueil comme un voile et me réfugier dans la solitude. Si j’étais mariée, je ne le pourrais plus.

— Je m’étonne que nous ne puissions toutes nous résoudre à demeurer célibataires, dit Caroline ; nous le ferions si nous écoutions les conseils de l’expérience. Mon oncle parle toujours du mariage comme d’un fardeau ; et je crois que, toutes les fois qu’il entend parler d’un homme qui se marie, il le regarde invariablement comme fou, en cela du moins.

— Mais, Caroline, les hommes ne sont assurément pas tous semblables à votre oncle, je l’espère. »

Elle s’arrêta et parut réfléchir.

« Je suppose que nous trouvons toutes une exception en faveur de celui que nous aimons, jusqu’à ce que nous soyons mariées, suggéra Caroline.