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Caroline les vit traverser la route, franchir la haie et descendre les champs, puis disparaître. Robert Moore venait de passer devant elle avec son ami M. Yorke ; ni l’un ni l’autre ne l’avait aperçue.

L’apparition avait été rapide ; elle avait à peine eu le temps de la voir ; mais une étincelle électrique avait laissé le feu dans ses veines, la rébellion dans son âme. Cette apparition l’avait trouvée désespérant, elle la laissa désespérée, deux états différents. « Oh ! s’il avait été seul ! s’il m’avait seulement aperçue ! s’écria-t-elle ; il m’eût dit quelque chose, il m’eût tendu la main. Il m’aime, il doit m’aimer un peu ; il m’eût montré quelque signe de son affection : dans ses yeux, sur ses lèvres, j’eusse pu lire la consolation ; mais j’ai perdu cette dernière chance. Le vent, l’ombre du nuage ne passent pas plus silencieusement que lui. J’ai été frustrée dans mon attente, et le ciel est cruel ! »

Elle rentra à la rectorerie dans un abattement profond.

Le lendemain matin, à déjeuner, pâle comme quelqu’un qui a vu un fantôme, elle s’adressa à M. Helstone :

« Auriez-vous quelque objection, mon oncle, à me voir chercher un emploi dans une famille ? »

Son oncle, ignorant ce qu’elle avait souffert et ce qu’elle souffrait encore, en pouvait à peine croire ses oreilles.

« Quel caprice, maintenant ? demanda-t-il. Avez-vous perdu la raison ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne suis pas bien, j’ai besoin de changement, » dit-elle.

Il l’examina et vit qu’elle avait déjà subi un profond changement. Sans qu’il s’en aperçût, la rose avait fait place à la pâle boule-de-neige ; la fraîcheur s’était évanouie, l’embonpoint avait disparu : elle était là devant lui, languissante, sans couleurs, exténuée. Sans la douce expression de ses yeux bruns, sans la délicatesse des lignes de son visage et la luxuriante abondance de sa chevelure, elle n’aurait pu prétendre plus longtemps à être jolie.

« Mais qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il. Que souffrez-vous ? »

Elle ne répondit rien ; mais ses yeux se remplirent de larmes, ses lèvres pâles tremblèrent.

« Chercher un emploi ! Mais quel est l’emploi qui vous convient ? Qu’avez-vous donc ? vous paraissez malade.

— Le changement d’air me ferait du bien.

— Ces femmes sont incompréhensibles. Elles ont la plus étrange habileté pour vous causer les plus désagréables surpri-